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Portrait d'André Lauvray - Claude Monet

Chef-d’œuvre ou hors-d’œuvre?

Suis-je face à un chef-d’œuvre ou une croûte ?

Ah, nos troubles et interrogations face à certains tableaux !

Rassurons nous, ces hésitations ne datent pas d’hier puisque Gaston Lavalley écrit en 1871 :

Devant un tableau, le bourgeois s’intimide, se trouble, hésite. Il a peur de se tromper : car il y a dans la peinture des mystères qui lui échappent. Il s’avoue intérieurement son ignorance et n’ose se déclarer que lorsqu’il a appelé à son secours le guide-âne administratif. Alors, mais alors quand il ne se croit plus exposé à prendre une croûte pour un chef-d’œuvre, il juge, condamne et exécute, en juré qui tient bon pour la peine de mort.

Cet article est librement inspiré de l’ouvrage Comment distinguer un chef-d’œuvre d’une croûte de Pauline Pons et Christophe Meslin.

Max Beckmann – Die Kaimauer – 1936

Comprendre ce qui distingue un chef-d'oeuvre d'une croûte

Les artistes douteraient-ils de ce qu’ils ont produit ?

C’est ce matin qu’on a rouvert le salon. Ma croûte est placée le mieux du monde. De sorte que, succès ou non succès, ce sera à moi qu’il faudra m’en prendre. J’ai éprouvé en arrivant là devant un effet abominable, et je ne souhaite pas que l’excellent public ait mes yeux pour juger mon chef-d’œuvre.

Delacroix à son ami Charles-Raymond Soulier en 1828.

Alors pour commencer, c’est quoi une croûte ?

On parle de croûte à propos d’un tableau douteux, un faux, une copie de maître de la Renaissance dont l’aspect ancien et vieilli était très bien rendu par les faussaires du XVIIIe siècle ou par des brocanteurs nommés croûtiers. Le terme a également désigné tout tableau ancien abîmé, écaillé, noirci ou sale qu’une bonne restauration rendrait à nouveau visible. Il a fini par qualifier de manière péjorative toute peinture, ancienne ou contemporaine, considérée comme un barbouillage, une œuvre ratée. Certains artistes ne se sont pas privés de l’employer dans ce sens pour railler les œuvres de leurs rivaux. Mais ils n’ont pas hésité à désigner ainsi quelques-unes de leurs propres peintures, souvent avec humour et parfois avec modestie, semant le trouble dans nos esprits.

Et pour nous compliquer la tâche, des remarques comme celles de Gauguin :

Rien ne ressemble à une croûte comme un chef-d’œuvre.

La sagesse populaire assène : Des goûts et des couleurs. Hum. Cela voudrait donc dire que nous devrons nous rabattre sur des critères subjectifs uniquement ?

Allons voir du côté des penseurs.

Kant, dans sa Critique de la faculté de juger, s’est penché sur la question. Il a élaboré quelques critères de jugement des plus objectifs puisqu’ils tendent à observer l’objet justement ! Plus récemment, Alain Bourdie, dans son très bon Découvrir et apprendre l’art contemporain, s’aventure dans les critères pour évaluer l’art contemporain, mais tout à fait applicables à des œuvres plus anciennes. Allons-y, tentons de séparer le grain de l’ivraie. Voici une dizaine de critères que je vous propose de disséquer avec notre exemple.

  1. L’originalité

C’est Kant qui en parle comme critère d’évaluation. Celui-ci définit, selon le philosophe, la production de quelque chose qui n’existe pas encore, une forme d’invention. Cela exclut, de fait, la copie pure et dure, la répétition d’une invention, la combinaison de stéréotypes, la personnalisation d’usages sans inventivité.

Il ne s’agit pas non plus de céder au fantasme de l’avant-garde à tout crin. On ne « fait » pas de l’originalité. L’originalité n’est ni une démarche ni un concept, c’est une conséquence, elle s’inscrit dans un processus et dans un cheminement de pensée.

Chez Monet, c’est du vu et revu, rabâché, tant par la mise en scène que par la facture. Aucune originalité non plus dans l’angle de vue. Mais ce n’est pas le plus grave.

  1. La singularité

C’est Alain Bourdie, dans la même idée que l’originalité, qui nous parle de singularité de la vision. Pour lui, dès que l’on considère que l’art est l’expression des sociétés dans leurs tendances les plus diverses, que ces sociétés évoluent constamment, l’art se transforme forcément pour traduire par des formes neuves des réalités nouvelles. De tout temps, il en a été ainsi. La Renaissance était nouvelle par rapport à l’art gothique.

Il n’y a aucune singularité dans ce portrait. On a l’impression que Monet n’a pas réfléchi en peignant, qu’il a juste « fait le job ».

  1. La pertinence et la force du propos

Selon Alain Bourdie, ce critère évalue la capacité qu’a le peintre et, par extension, son œuvre à révéler une réflexion profonde sur le sens de l’art, l’état de la société, la complexité des êtres.

L’artiste amène de façon induite par la forme de l’œuvre, un message, transmet des valeurs.

Vacuité totale du propos dans cette œuvre de Monet, non ?

  1. L’exemplarité 

L’art sert ou plutôt doit servir de référence, nous dit Kant, même s’il puise parfois en amont dans l’œuvre d’autres. Il n’y a pas de pastiche des anciens maîtrès, mais une réinterprétation toute personnelle, contemporaine et singulière du sujet, d’un thème ou d’une forme.

Prenons pour exemple Le Repas chez Lévi de Paolo Caliari dit Véronèse peint en 1573 et Thomas Couture Les Romains de la décadence en 1847. Près de trois siècles séparent donc ces deux œuvres. Au XVIe siècle, Véronèse, reprenant un thème antique, réinvente ce passé lointain, cet âge d’or qui devient sous sa main un modèle et une source d’inspiration. Thomas Couture s’inspire de cette œuvre. Tous deux reprennent des éléments du passé, mais l’un en fait un monument d’originalité, notamment en habillant ses personnages de vêtements de l’époque, alors que Thomas Couture reprendra les costumes antiques, peignant ainsi une fresque sans inventivité, timorée, cherchant probablement à éviter les critiques. En effet, imaginez un peu si la scène s’était passée dans un restaurant parisien du XIXe siècle ?

Dans le portrait de Monet, tout est facile, convenu et complaisant. Assurément, aucun peintre ne prendra ce tableau pour modèle.

  1. L’Inspiration

Le génie crée sans savoir d’où viennent ses idées, il ne fait pas de l’esprit, il ne met pas en peinture des idées. Il n’y a pas de truc, de gimmick. L’artiste ne pastiche pas des idées, il les traduit en grammaire et en sémantique picturale. Il y a une volonté de se dépasser, d’atteindre un idéal. En bref, il ne fabrique pas une image ou une peinture.

Le portrait de Monet est une œuvre de commande. On a l’impression qu’il n’a pas aimé la contrainte liée à celle-ci et peut-être encore moins le genre du portrait. Il a juste exécuté son tableau.

6. La cohérence de l’image

Dans la définition du kitsch, notion s’apparentant à celle d’une croûte, on parle de goût pour le libre mixage, celui de l’aléatoire, sans cohérence de propos. Une sorte d’opportunisme de style, de concept, un patchwork de petites idées, de petits trucs techniques mis ensemble sur un support. Alors que dans un chef-d’œuvre, il y a un ancrage, une essence dans le propos.

Chez Monet, dans cette toile, cherchez le propos !

  1. L’invention des formes

Quand Kant (oh là c’est facile) parle d’un art, d’un savoir-faire ou d’une technique, Bourdie parle d’invention des formes. Il ne s’agit pas, dès lors, et dans les deux appréciations, d’une exécution méticuleuse et besogneuse. L’artiste aura pris soin de ne pas céder à la facilité, mais aura pensé sa forme d’exécution. Les formes arboreront une cohérence stylistique et ne seront pas anachroniques. L’artiste qui réalise un chef-d’œuvre aura élaboré sa propre technique, elle sera le résultat d’une réflexion. Il aura en outre inventé des moyens et des formes personnelles.

Inutile d’en rajouter : la facture chichiteuse et convenue de ce Monet n’a rien du génie qu’il introduit dans la plupart de ses paysages.

     8. Un message personnel

Oui, et de l’artiste et de l’autrice de ces lignes !

L’artiste ne cherche pas à faire du bien, à donner du plaisir, là tout de suite. Il n’est pas là pour distraire, amuser, rendre joyeux. L’œuvre n’a pas pour but de populariser (oui, même le Pop Art) ni de désacraliser. Elle ne cherche pas à surprendre. Elle est, pour elle-même.

Le message de ce portrait : C’est fait (ouf).

D’autres méthodes permettent également l’évaluation de l’œuvre.

  1. La comparaison

Il est souvent plus aisé d’estimer un tableau lorsque celui-ci est entouré d’autres œuvres d’un même peintre ou d’artistes différents. Ce peut être une exposition monographique ou thématique, celle d’un courant ou d’une période temporelle. Au fil des œuvres, nous prendrons alors conscience de la démarche, nous familiariserons avec la réflexion du peintre ou d’un groupe de peintres, celle relative à un thème.

  1. L’épreuve du temps

On ne peut se fier à la critique, à l’accueil du public ou au succès d’une œuvre. En effet, l’histoire prouve que les gardiens du bon goût se trompèrent à maintes reprises au XIXe siècle. Souvenons-nous que la plupart des Impressionnistes ainsi que Delacroix et Géricault firent partie des refusés du Salon officiel et descendus en flèche par le public.

L’argent n’est pas non plus un critique d’art. Les œuvres des peintres reconnus comme des génies, souvent des précurseurs, sont depuis les années 80 des valeurs refuges où les marchés financiers dégagent d’importants bénéfices qu’il faut bien réinvestir. Mais chez les artistes vivants ou contemporains, l’argent payé pour une œuvre n’est pas un critère. Damien Hirst, qui s’érige en chantre des stratégies financières et marketing, est à la fois acteur et bénéficiaire d’un marché de l’art contemporain très spéculatif. Aussi, seule l’épreuve du temps nous assure une pertinence.

Regardons la délicieuse Naissance de Vénus de Cabanel et comparons-la à l’Olympia de Manet. Même période, même sujet ou presque, une odalisque.

Le premier est encensé au Salon de 1863, le second moqué, hué.

On peut donc s’appuyer sur les critères précédents ou attendre que le temps fasse son… œuvre pour définir s’il s’agit d’un chef-d’œuvre ou d’un hors-d’œuvre !

La Naissance de Vénus - Alexandre Cabanel
Olympia - Edouard Manet

À vous d'en juger chef-d'oeuvre ou hors-d'oeuvre ?

La prochaine fois que vous serez face à une œuvre, observez les différents éléments ci-dessus et tirez-en vos conclusions.

Et pour compléter votre analyse et votre compréhension de l’art, procurez-vous le décodeur d’art sur la boutique en ligne.

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