Pablo Picasso - Nature morte aux cerises

A fond la forme !

Avant de vous précipiter sur les œuvres, installez-vous (confortablement) à une terrasse de café ou sur un banc (jusque-là c’est facile) et observez le paysage qui se déroule sous vos yeux. Et maintenant, transformez votre regard en le mettant en formes. Oui, un arbre peut devenir un trapèze pour le feuillage (selon la saison) et un rectangle pour le tronc, la tranche de citron qui flotte dans votre infusion une roue et le jeune homme qui se faufile entre les passants une ligne serpentine. C’est seulement après avoir exercé votre œil à la mise en forme que vous pourrez transposer l’exercice à la peinture en poursuivant votre lecture.

Pablo Picasso - La Femme au chapeau blanc

Exprimons-nous dans les formes !

Ce n’est pas le sujet qui compte, il n’est que prétexte. La représentation fidèle ou non de la réalité n’est pas un objectif non plus. Le but du peintre est de s’exprimer et il emploie, pour ce faire, les éléments picturaux que sont les couleurs, la ligne, l’espace et bien sûr les formes. Il compose et agence l’espace pictural à sa disposition, délimité par un cadre. Celui-ci est en quelque sorte sa structure, l’équivalent de l’infrastructure pour l’architecte et le matériau pour le sculpteur.

Comme Maurice Denis l’a souligné, « un tableau est avant tout un ensemble de formes dans un ordre assemblé ». Cet ordre participe à la construction de l’espace. Il structure les vides, rythme les masses, équilibre ou déséquilibre l’ensemble. En économie, nous dirions que la forme est le « cœur de métier » du peintre, son « fonds de commerce » ! Lorsque nous regardons un bâtiment, la plupart d’entre nous voient… un bâtiment. Ceux dont la sensibilité est plus développée distingueront peut-être des détails, des « exceptions », des singularités. Mais la vision d’un architecte sera très différente. Il en appréciera le volume, les espaces créés, les matériaux et les éléments formels. Quant au peintre, il y a fort à parier qu’il l’envisage avant tout comme un assemblage de formes géométriques, qu’il en apprécie la perspective, la ou les lignes, voire l’équilibre et le rythme de la structure. Il travaille généralement avec un référentiel de formes qui lui est propre, une sorte de dictionnaire personnel. Dans le même esprit, l’écrivain possède un registre de mots et de tournures de phrases qu’il utilise régulièrement, tout comme le locuteur que nous sommes use d’un vocabulaire personnel.

La plupart des artistes ont ainsi une forme géométrique de prédilection et c’est notamment à travers ce choix que nous pouvons reconnaître la « patte » d’un peintre. Raphaël, par exemple, affectionnait particulièrement les formes rondes, le style Modigliani pourrait se résumer à l’ovale, quant au carré, Picasso en a fait un usage important pendant une période de sa vie. Les formes induisent un effet particulier sur le regardeur. Leur valeur symbolique serait née de l’inconscient collectif. Ainsi, la rondeur chez Raphaël confère-t-elle une grande douceur à ses Madones. Les formes étirées apportent une impression d’austérité tandis que le carré (rarement représenté dans l’art occidental et trouvant son apogée dans l’art précolombien) impose sa puissance. Il y a une intention derrière chaque forme et une signification que nous lisons au travers de nos propres règles, de nos filtres et de notre sensibilité. Ainsi, une forme de nuage peut évoquer pour certains d’entre nous la pluie, pour d’autres un souvenir, très souvent une sensation ou une émotion.

Pour commencer, observons l’usage qu’ont fait les peintres des formes géométriques de base et les sentiments qu’elles suscitent. Dans un second temps, nous en expliquerons les raisons par leurs caractéristiques.

 

Le carré

Le carré revêt un caractère de stabilité et de solidité, il est ancré. On dit souvent que cette forme représente la maison, la famille et qu’elle dégage, par extension, une impression hiératique. Dans le prolongement de ce sentiment, une symétrie parfaite peut également transmettre une certaine froideur, un immobilisme, voire statufier l’ensemble. Dans La Femme au chapeau blanc de Picasso, tout comme dans la plupart des tableaux de ce peintre représentant des personnages entre 1920 et 1922, ce n’est pas seulement la composition qui est carrée, mais chaque forme prise séparément. Que ce soit le dossier de la chaise, le corps de la femme, la main ou même le visage, tout est massif, impressionnant. Le carré induit des notions de puissance, d’état brut et direct, de primitif. C’est aussi un ancrage. Joseph Albers, dans Hommage to the Square : Joy, célèbre le carré en en faisant le sujet principal de sa toile. En effet, la plupart des œuvres de cet artiste présentent des emboîtements savamment décentrés dans un quadrillage du carré. Dans cet exemple, un premier carré jaune bouton d’or est suivi de deux autres tirant vers l’orangé. Albers a choisi la forme carrée pour sa neutralité, afin qu’elle ne distraie pas le spectateur et qu’il puisse se concentrer sur l’expérience des couleurs, des dimensions et de la disposition.

 

Le rectangle

Le rectangle est la forme rêvée des artistes ! Fantasme d’idéale proportionnalité et d’harmonie, il serait le summum de la forme, la forme des formes. Qu’en est-il dans la réalité ? Cela va tout d’abord dépendre de ses proportions. Le plus harmonieux est, de l’avis général, le rapport 1:1 618 (le fameux nombre d’or dont les dimensions de la feuille A4 sont issues). Il confère effectivement une impression d’équilibre et de stabilité. Bien que dissymétrique, contrairement au carré, le rectangle horizontal évoque la tranquillité, le repos, voire l’abandon.

Dans le tableau du Nazaréen Friedrich Overbeck, Christus bei Maria und Martha, les personnages sont disposés en une masse compacte rectangulaire occupant les deux tiers de la surface. Le sol et le plafond sont dégagés de tout élément afin d’assurer la lisibilité de l’œuvre.

Lorsqu’il est très étiré, la forme rectangulaire renvoie en revanche une impression d’écrasement, de fragilité, d’instabilité, comme dans Le Christ mort dans sa tombe de Hans Holbein le Jeune. Tout y est allongé ; le corps de Jésus, étiré jusqu’à la disproportion accentuée par la maigreur, la forme du panneau, le dispositif sur lequel est déposé le cadavre et pour terminer, le cadre comme une boîte en bois. L’ensemble dégage une impression d’écrasement. On en deviendrait claustrophobe.

Hans Holbein - Le Christ mort dans sa tombe

À l’inverse, le rectangle vertical est plus dynamique que son homologue horizontal. Il suggère la puissance, l’énergie vitale et l’activité et procure une impression d’élévation. Très étiré en hauteur, il suggère l’instabilité ou la fragilité. Au contraire, il évoque la puissance quand il fait référence au glaive ou au phallus. La plupart des martyrs sur la croix ou sur l’échafaud sont représentés très en longueur.

Le triangle ou la pyramide

Si le triangle est une forme vive, dynamique, qui entraîne le regard vers les trois pointes, son impact est plus ou moins important selon sa nature. Isocèle, il symbolise l’harmonie. Plus il est pointu, plus il paraît vif, piquant, acide, voire agressif. Posé sur sa pointe, il est instable, précaire. Posé sur son plus grand côté, il est synonyme d’élévation symétrique vers le sommet et par extension évoque l’élévation spirituelle, la solennité, l’ascension, l’exaltation.

Jusqu’à une époque récente, la construction pyramidale était prisée. Le Moyen-Âge religieux l’a particulièrement utilisée, car elle figure la voûte en ogive de la cathédrale et symbolise l’élévation vers Dieu. En règle générale, le sommet du tableau attire l’œil : le peintre y place l’élément le plus important puis, de chaque côté de l’axe vertical et central, il répartit les figures symétriquement. Cimabue, dans La Sainte Vierge de la Trinité, a encore accentué la composition en triangle grâce à la forme du tableau.

Plus tard dans l’histoire de l’art, nombreux sont les tableaux de triomphe basés sur cette forme, telle La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Le regard court de la tête de Marianne coiffée du bonnet phrygien au petit garçon des rues brandissant un pistolet, passe sur les corps jonchant le sol pour remonter au drapeau brandi. Pourtant très appréciés des peintres, tous les esthètes ne sont pas d’accord sur le sujet. La composition en triangle, décriée par Charles Brun, serait « dangereuse, car la pyramide contient deux éléments contraires ; la verticale et l’horizontale. Or, il ne convient pas de laisser le regard incertain. Cela cause un défaut d’unité. Une composition pyramidale n’est acceptable que si elle est proche de l’ovale. »

Dans Composition 1943 de Lee Krasner, les formes géométriques sont majoritairement triangulaires, dégageant une impression générale de mouvement, comme un mobile ou un moulin à vent désarticulé, mais scrupuleusement ordonné.

Pour terminer sur cette forme, Wifredo Lam, dans Initiation, utilise le « double triangle », le losange rendu comme un glaive, répété par trois fois. Cette répétition ainsi que la forme choisie participent au passage dynamique de l’œuvre de gauche à droite, imprimant un mouvement saccadé et vif au regard.

Delacroix - La Liberté guidant le peuple
Le cercle

Tout y est rond. On y voit des femmes bien en chair, des fesses pommelées, des corps enchevêtrés, des croupes de chevaux rebondies : la plupart des compositions de Rubens, tout comme celles des peintres baroques, sont circulaires.

Comme toute forme arrondie, le cercle est le mouvement par excellence. Il tourne et roule sur lui-même dans un flux continu. Il donne également une impression de douceur, de pondération, d’équilibre. Symbole de la centration, il représente l’univers et l’infini sans limites. C’est aussi le ventre de la mère, l’œuf et le nid.

Dans Les Bulles de savon de Johann Melchior Wyrsch, plusieurs éléments du portrait reprennent la forme ronde des bulles. Les yeux globuleux de l’enfant, ses cheveux coiffés en rouleaux, son menton, son nez, ses mains potelées et même la forme du tableau concourent à l’harmonie et la douceur qui émanent de cette œuvre.

 C’est la composition qui est ronde dans l’œuvre de Julius Schnorr von Caroldfeld, Siegfrieds Aschied von Krienhild. Le dos de l’épouse, courbé par la douleur du départ, le corps arqué du chevalier et le chien représentant la fidélité forment un cercle fermé.

Dans To Martha’s Memory, Jiro Yoshihara a choisi de représenter un cercle blanc irrégulier sur fond noir. C’est l’irrégularité de la forme qui attire le regard. En effet, nous l’avons vu, la rondeur appelle un sentiment de sérénité. Il sera d’autant plus fort dans une couleur virginale. Le fait que cette forme soit imparfaite la rend plus vivante. On pourrait la dire Wabi Sabi selon la philosophie japonaise liée aux objets, que l’on pourrait traduire par « plénitude, simplicité, vie en harmonie » et marquée par le temps qui passe.

Johann Melchior Wyrsch - Les Bulles de savon
Le losange

De même morphologie que le carré, le losange est extrêmement dynamique, car il présente peu de zones d’appui. Posé sur une pointe, il engendre une impression de mouvement et avec lui, presque immanquablement, un sentiment de déséquilibre, de précipitation, voire de chute.

Regardons Composition en losange avec deux lignes de Piet Mondrian. Cette forme est en fait un carré renversé. Nous l’avons vu, le carré induit la stabilité. En le posant sur l’une de ses pointes, celui-ci acquiert une dynamique qui pourrait même devenir instable. Cependant, Mondrian lui insuffle une stabilité en peignant des lignes à l’intérieur du cadre. La première, horizontale, sert à asseoir le losange en augmentant la surface de frottement. Le cadre est posé sur la pointe, mais l’équilibre est rendu par les deux lignes qui décrivent non seulement un angle droit, mais aussi une surface d’appui par la ligne horizontale, une structuration avec la ligne verticale et une stabilité avec le croisement des deux.

Restez en formes !

Alors à présent, questionnez les tableaux. Pour ce faire, choisissez plusieurs œuvres d’un même peintre et demandez-vous :

  • Quelle est la forme de prédilection du peintre ?
  • Quel impression cette forme donne-t-elle à l’ensemble ?
  • À mon avis, pourquoi l’artiste a-t-il choisi cette forme-là ?
  • Quelle est ma forme préférée et pourquoi ?

(Faites l’analogie avec votre peintre préféré.)

 

La symbolique des formes

Référez-vous à ce tableau pour décrypter le sens caché d’une forme.

 

Le carré

La matière, la Terre, le concret, la sécurité, la stabilité, l’immobilité

Le rectangle

·       Horizontal : un sentiment de stabilité, de calme, de repos, une forme paisible

·       Vertical : la puissance, la force, le dynamisme, l’élévation

Le triangle

L’harmonie, la proportion, l’équilibre, le mouvement et indique une direction au regard, mais aussi si :

·       Posé sur une pointe : l’instabilité, le danger, l’insécurité

·       Pointe vers le haut : la masculinité, la puissance, la virilité

·       Pointe vers le bas : la féminité, la naissance, les ténèbres

Le cercle

La perfection, l’absolu, l’infini, l’harmonie, le naturel, le plein, le mouvement

 

Mettons les formes !

Vous allez en prendre plein les yeux de ces formes ! Le spectateur reçoit en effet un wagon d’informations et de stimulations visuelles quand il découvre une œuvre. Pour que son attention soit captée, le peintre a recours à différents moyens, les formes en sont un. Il cherche à créer une activité visuelle et pour ce faire, il utilise tant les formes pour leurs propriétés que pour leur capacité à transmettre des informations. Le choix de leur nature et de leur agencement n’est donc pas anodin. Et on le sait, mais on le répète, rien n’est dû au hasard dans un tableau. Les artistes sont parfaitement conscients de l’impact de leurs décisions sur le regardeur.

 

Dans la peinture figurative, la fonction première de la forme est de signifier l’objet : un pot a une forme de pot, une rose a une forme de rose. Dans les Vanitas, celle-ci pourra revêtir un but métaphorique : un crâne pour rappeler la Mort, un livre pour signifier l’Érudition, un fruit ou une fleur pour symboliser la fragilité de l’existence. Pourtant, nul peintre ne s’arrête à ces seules fins. Il choisit et agence les formes pour leurs capacités d’expression, bien au-delà de leur pouvoir de représentation. Ainsi, nous allons nous intéresser à ce parti pris. Pourquoi représenter un pot allongé plutôt qu’une cruche joufflue, pour quelle raison déposer une poire en dehors du compotier ou encore à quoi sert une longue forme posée en travers du tableau et son homologue posé horizontalement ? 

Dès maintenant, nous allons observer leur rôle dans la composition et les interactions qu’elles suscitent tant entre elles qu’avec le spectateur. Bien sûr, notre lecture est contemporaine et diffère potentiellement des intentions de l’artiste. Cela n’a pas d’importance en soi puisque nous tenterons de comprendre les raisons de nos émotions, celles de notre présent, à travers les formes qui composent ces œuvres.

Jean Baptiste Siméon Chardin - La Tabagie
La nature des formes

Commençons notre observation sur un excellent terrain de jeu, la Nature morte. Ce genre est, en effet, souvent un prétexte pour démontrer un savoir-faire et dialoguer avec le regardeur, notamment par le biais des formes et, somme toute, pour faire vivre le tableau. Le tableau de Jean Siméon Chardin, Pipes et vase à boire, dit La Tabagie, est tout indiqué pour reconnaître la nature de chacune des formes présentes.

Mais tout d’abord, face à cette œuvre, que ressentons-nous ? Une impression d’harmonie, une simplicité aussi et peut-être un petit côté « précieux » non ? Replaçons maintenant cette œuvre dans son contexte historique et social pour ne pas biaiser notre regard. Chardin peignit ici un plaisir bourgeois, sans ostentation. Or, si les objets représentés nous paraissent précieux aujourd’hui, ils ne l’étaient pas pour les contemporains du peintre. Dans cette scène du quotidien, on ne voit dans ces instruments ni symboles (comme ce pourrait être le cas en raison du genre, la Nature morte), ni aspect décoratif (comme dans la peinture hollandaise du siècle précédent). Chardin se concentre sur la beauté de la représentation, dans une recherche d’harmonie et de simplicité. L’analyse des formes est donc tout indiquée.

Maintenant, entrons dans cette toile pour apprécier le travail de celles-ci sur notre œil. Si on plisse les yeux pour ne voir que l’ensemble, ce sont le vase, la tabatière et la mousse sur le dessus du verre qui captent notre attention en raison de leur couleur blanche. Le regard se pose sur ces formes trapézoïdales, arrondies et joufflues. Il saute ensuite du couvercle au pot, du pot à la cruche, de la cruche à la mousse et revient à la cruche avant de monter jusqu’à la hauteur du bec de la pipe. Là, la longue ligne de cet étrange outil nous fait glisser en diagonale, heurtant au passage un gobelet métallique et une fiole miroitante. Notre œil remonte alors à nouveau le long de la pipe pour capter tant le coffre de bois rectangulaire que les objets métalliques. On retrouve les mêmes trapèzes. Notre regard est rythmé par des formes de même nature et est conduit par des lignes composant un triangle. L’harmonie est ainsi rendue tant par le placement des objets que par leur structure formelle similaire.

Jouez aux formes !

Pour commencer, je vous propose un bricolage pour jouer au jeu des formes tant dans leur cohabitation que dans leur autorité.

  1. Découpez des formes d’aire similaire dans un bristol de couleur de votre choix :

Triangles de différents angles, rectangle allongé et trapu, carré, cercle, losange, ovale et différentes formes arrondies comme des « patates ».

  1. Observez les combinaisons de :
  • Formes anguleuses ;
  • Formes arrondies ;
  • Un mélange des deux ;

En les éloignant, en les rapprochant, en les juxtaposant, en les superposant.

  1. De ces combinaisons, tirez-en vos propres conclusions :
  • Les formes dialoguent-elles ou s’ignorent-elles ? Comment ?
  • Les combinaisons de formes s’harmonisent-elles ou se perturbent-elles ? Grâce à quelles propriétés ?
Pau Cézanne - La Nature morte aux pommes
La cohabitation des formes

C’est donc d’une cohabitation que naissent les échanges et ce ne sont pas les politiciennes et politiciens qui vous diront le contraire ! Et comme eux, les formes tantôt s’harmonisent, se complètent, mais aussi parfois s’opposent et même s’ignorent.

Et comment les formes s’harmonisent-elles ? Gilbert Wolfisberg, sur son site Culture Peinture https://culturepeinture.com/, l’explique par le jeu des équivalences. L’agencement des formes, notamment leur répétition, induit un dialogue. L’œil se pose sur une première forme avant d’être attiré par son équivalent, le regard passant de l’un à l’autre. Lorsque les formes sont en miroir, elles assurent une harmonie par la symétrie. Opposées, ces couples créent une tension et quand elles sont éloignées, elles entraînent l’œil dans un mouvement, une activité, un déplacement. Ces formes peuvent aussi trouver une équivalence dans leur caractère. On peut trouver une surface identique dans plusieurs endroits du tableau. Dans la Fillette faisant ses devoirs d’Albert Anker, c’est le lilas et la naissance des cheveux qui se parlent. Sans ce dialogue, le tableau serait plus plat. On le voit, le peintre n’a pas pour (seul) but de représenter une anecdote ou un sujet, mais plus largement de peindre, de créer de la beauté. Et c’est en manipulant les formes qu’il en génère, par le truchement du dialogue entre elles notamment et de l’harmonie qui en découle.

« Tout dans la nature se modèle sur la sphère, le cône et le cylindre, il faut apprendre à peindre sur ces figures simples, on pourra ensuite faire tout ce qu’on voudra. »

Qui mieux que Paul Cézanne peut nous aider à identifier la nature des formes, nous permettant d’appréhender le propos formel et donc pictural de l’artiste !

Repérons-les dans Nature morte aux pommes que Paul Cézanne réalisa en 1890.

Ici, tout est arrondi… évidement me direz-vous, c’est la forme des fruits représentés. Ce qui l’est moins est toutefois leur agencement. Pourquoi ce nombre, pourquoi les disposer ainsi et pourquoi ce pot de fleurs, ce citron, sachant que ce n’est pas un hasard ?

Décrivons pour commencer ce que nous voyons. En premier lieu, il y a de fortes chances pour que nous regardions le citron en raison de sa couleur lumineuse. Sa structure s’inscrit dans un losange dont les pointes nous dirigent tant vers le pot de fleurs que vers les pommes. Mais ce sont certainement d’abord les deux rosettes apparentes de ces dernières, tels de petits yeux, qui captent notre regard. Avec l’ovale blanc de l’assiette, ces ronds rouges créent un mouvement circulatoire qui emporte les deux fruits verts avec lui. Puis nous glissons, par la diagonale de la composition, guidés par le citron vers le pot de fleurs. L’arc de cercle que dessinent les objets nous permet de « remonter vers le sommet ». C’est en raison de la forme patatoïde et irrégulière de la quatrième pomme rouge que nous avons l’impression que celle du dessus risque de tomber. La précarité de son équilibre est renforcée par le vide laissé sur la droite de l’assiette. Tout pourrait s’écrouler, mais tout tient ensemble néanmoins. Et le regard poursuit son mouvement perpétuel, s’accrochant ici et là à la structure de la forme et le modelé de couleurs pures. 

Le tableau n’est cependant pas toujours un long fleuve de formes tranquille. Regardons ce qui se passe dans le tableau Violet et jaune de Frantisek Kupka. Ce sont tout d’abord les couleurs qui s’opposent puisque le violet et le jaune sont complémentaires, mais également opposés, aucune des deux couleurs ne contenant un composant de l’autre. Mais les formes, elles aussi contribuent à cette impression. Que voit-on ? Des rectangles anguleux et des ovales très arrondis. Les formes aiguës et allongées scandent vigoureusement la composition, au contraire des pétales joufflus qui se meuvent langoureusement. On a l’impression qu’un serpentin cherche à imposer son rythme ondoyant à celui, martial, des lignes violettes, blanches et noires. La guirlande jaune a emporté d’ailleurs un peu de violet dans sa danse comme pour tenter d’assouplir l’opposition. Tout se dit dans la sensation des couleurs et des formes.

Frantisek Kupka - Violet et jaune

A vous de voir équivalences !

Dans une œuvre abstraite, prenez un élément de préférence essentiel ou qui a retenu votre attention et cherchez son équivalence soit en termes de formes (structure) soit en termes de caractère (surface et contour). Comment les deux éléments dialoguent-ils ? À quoi servent-ils ? Puis recherchez l’effet qu’aurait le tableau sans cet élément.

L’activité des formes

Selon sa morphologie, une forme va faire « bouger » le tableau en dirigeant le regard. Ce mouvement est induit par les angles, point de convergence des lignes, à l’image de celles du chemin de fer et dans une moindre mesure par les droites. Sur ce principe, les triangles et les polygones sont les meilleurs « conducteurs de regard » tandis que les rectangles et a fortiori les carrés sont plus statiques. En outre, les formes irrégulières seront plus dynamiques (car asymétriques) que les éléments réguliers et symétriques. Le niveau d’activité est donc relatif à sa surface de frottement avec la base et à sa régularité. Un carré offre non seulement une importante surface d’appui, mais ses angles, tirant les forces de tous côtés, annulent ses effets dynamiques. À l’opposé, un triangle posé sur l’un de ses angles (comme il y a peu de surface d’appui) semblera en déséquilibre et donc pourrait éventuellement se mettre en mouvement (« tomber » en l’occurrence).

Et le cercle ? N’ayant pas d’angles, il est ressenti comme un rythme, un mouvement circulaire perpétuel.

Observons dans l’œuvre de Pablo Picasso, intitulée Nature morte aux cerises, comment les différentes formes agissent.

Dans cette composition, la table, composée d’un losange irrégulier, provoque un sentiment d’instabilité. Un même sentiment se dégage des boîtes allongées dont les extrémités sont arrondies, se dressant de façon presque phallique. Elles ne semblent tenir ensemble que parce qu’elles sont collées l’une à l’autre. À l’arrière, le cadre… cadre la composition, la stabilise. Les cernes noirs de l’encadrement rythment une lecture continue. Les ombres de formes irrégulières et les cernes instillent un sentiment de puissance, mais aussi d’instabilité.

Et pour terminer, les cerises rouges, bien que rondes et de surcroît disposées en diagonale, ne peuvent pourtant pas rouler en raison du cerne et de la tige noirs qui les emprisonnent.

A vous de vous former !

  1. Regardez le tableau dans son ensemble et prenez conscience de la circulation du regard dans le tableau.
  2. Repérez les formes principales et leur morphologie (forme de la forme, couleur, taille, contour, surface).
  3. Observez l’agencement et l’échange entre ces formes afin de déterminer leur fonction :
  • Créer un dialogue permettant le mouvement et/ou l’interaction ;
  • S’opposer ou s’ignorer pour surprendre ou susciter une émotion inconfortable ;
  • Engendrer une harmonie en équilibrant la composition ;
  • Créer une dysharmonie, et donc une sorte de malaise ;
  • Conduire le regard en montrant une direction ;
  • Expliquer une activité, une action.
  1. Et pour conclure l’exercice, déduisez les conséquences sur l’échange entre le tableau et le regardeur si on enlevait telle ou telle forme.

Les formes peuvent aussi imposer un rythme, fonction que nous étudierons dans le chapitre qui lui est consacré.

ART-TOI et vois plus et mieux !

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