A quel titre ?
À l’Accademia de Venise, un tableau m’interpelle. Il y a là une jeune femme presque nue, allaitant un enfant juste posé sur ses cuisses. Elle me regarde. À gauche de l’œuvre, un homme marche tout en la regardant. Il semble intrigué. Que signifie cette allégorie ? Le titre va-t-il m’éclairer ? La Tempête de Giorgione. Euh… ouais… à y regarder de plus près, on voit en effet un orage.
Comprendre l'utilité du titre
Mais cela ne m’éclaire pas sur le sens de l’œuvre. Et moi de partir dans de grandes élucubrations : en mettant la mère dans une attitude de séduction, l’artiste aurait-il voulu rendre, par la métaphore de l’orage, le coup de foudre amoureux ? L’éclair insinue-t-il l’abandon du couple fusionnel mère/enfant par un père désinvolte ? Ce titre, à défaut de m’éclairer sur le sujet réel de l’œuvre, aura été un catalyseur de réflexion et m’aura permis de regarder le tableau de plus près.
Souvent, pour nous regardeurs, le titre est une béquille. Il nous fournit des indications, pas toujours limpides, mais permettant au moins l’identification du sujet. Si un tableau ne nous parle pas, son titre au moins nous souffle (parfois) quelque chose ; le sujet traité ou le fait qu’il ne faille pas chercher le sujet traité, car il n’y en a pas… Sans titre, par exemple. Mais alors, à quoi sert ce titre s’il n’y en a pas ? La béquille devient un sujet de réflexion !
Les titres sont toutefois une invention relativement récente. Alors tout d’abord, cherchons à comprendre les raisons de leur existence avant d’analyser en quoi ils nous servent et nous influencent.
À quoi servaient les titres à l’origine ?
Les titres apparaissent vers le XVIIIe siècle avec la circulation des tableaux et les changements successifs de propriétaires, il devient alors nécessaire de les différencier. Au fil du temps, ils sont modifiés afin de répondre aux besoins du marché et au gré de l’évolution des connaissances iconographiques qui permet des interprétations de plus en plus pertinentes. À partir du XIXe siècle, tout tableau doit pouvoir être nommé afin de figurer sur une liste ou dans un catalogue et donc être reconnaissable. Ce sont souvent les artistes qui font ce choix avec plus ou moins d’intérêt. Gustave Courbet en joue même en donnant à son œuvre L’Origine du monde, un titre censé transformer un sujet pour le moins scandaleux (au moins pour les yeux de l’époque) en un tableau à haute valeur symbolique. Malin notre Courbet !
Manet, en revanche, se fiche complètement des titres. Il désignera successivement le même tableau Le Bain en 1863, puis le Déjeuner sur l’herbe en 1867 avant de l’appeler La partie carrée en 1871. Et d’autres l’appelleront Le Repos sur l’herbe. L’époque contemporaine a gardé le Déjeuner sur l’herbe.
Les titres ont endossé au fil du temps différentes fonctions que nous allons détailler.
Le titre peut raconter
Permettre de (re)connaître le sujet qu’elle représente, tel est le but de ce genre de titre. Il rend compte d’une image ou plus encore ce qu’elle représente. Ce peut être un lieu, un personnage (la personne qui a posé par exemple), une histoire ou un épisode de l’histoire sacrée ou profane.
Si la démarche est assez évidente pour la peinture d’histoire, le sujet étant identifiable, elle peut devenir problématique lorsque les personnages occupent une place marginale (ils sont souvent minuscules dans un paysage immense).
Prenons pour exemple l’œuvre de Pierre Bruegel l’Ancien Paysage avec la chute d’Icare. À première vue, c’est un paysage avec un laboureur. Il faut s’approcher du tableau (si proche qu’on risque de déclencher l’alarme) pour apercevoir deux jambes minuscules dépassant de la surface de la mer. Quant aux ailes, on n’y voit pas un seul bout de plumes, mais c’est vrai qu’elles avaient déjà brûlé à ce stade de l’histoire.
Le titre peut désigner
Dans ce cas, le titre sert simplement à faire reconnaître le tableau et non son sujet, une sorte de surnom dont le lien avec l’œuvre est parfois lié à l’histoire du tableau. C’est le cas des « Madones » peintes par Raphaël. Certains portent le nom de leur commanditaire comme la Madonna del Gran Duca. D’autres s’intitulent selon la perception du public à sa réception comme La Belle jardinière, toujours de Raphaël.
Lorsque les tableaux ne représentent pas de narration particulière, les titres peuvent être choisis en fonction du genre ou des différences.
Rappelons cependant que ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que la nature morte est considérée comme un genre en soi. Par ailleurs, nous avions vu dans un article précédent que le genre n’est pas toujours strictement définissable. Ainsi, La Laitière de Vermeer pourrait être interprétée comme une scène de genre ou une nature morte. On appelle ainsi un tableau de Chardin Nature morte au bocal d’olives alors que le peintre ne le désigna guère autrement que Tableau représentant des fruits.
Soyons donc vigilants à ne pas tirer de conclusions hâtives sur le propos des peintres. Le buffet, Le menu de gras, La chasse, Panier d’automne, Gibiers et raisins ou encore Retour de la chasse ne doivent pas nous entraîner dans des élucubrations lorsque le titre a été donné a posteriori, et plus encore lorsque les genres picturaux n’étaient pas déterminés.
Le titre peut décrire
Un tableau sans référence directe à la culture ou à l’expérience visuelle du spectateur est plus difficile à désigner. C’est le cas des paysages.
Prenons un exemple. Le tableau de Jacob van Ruisdael, communément appelé aujourd’hui Le Moulin à Wijk, a longtemps été vu comme une représentation d’un endroit précis. Le titre comportait le mot « vue », ce qui en a trompé plus d’un. En raison de sa taille, le moulin a intrigué et des chercheurs se sont penchés sur la question : paysage réel ou composé ? Eh bien, ni l’un ni l’autre. Il s’agit simplement d’un site existant, mais que le peintre a déformé pour correspondre à des règles de composition et insuffler un caractère symbolique au tableau.
Le titre peut guider la compréhension
Les dénominations conduisent également à mettre l’accent sur telle ou telle figure du tableau et à la rendre active ou passive. Qu’on nomme un tableau Le Sacrifice d’Abraham ou Le Sacrifice d’Isaac, la lecture n’en sera pas la même. Dans le premier titre, l’accent est mis sur le père sacrifiant son fils, le second sur le fils sacrifié par son père. Le choix a pu être fait en fonction de la composition et de la place relative de l’un et de l’autre, mais il est souvent arbitraire.
Parfois, les institutions muséales choisissent de renommer un tableau pour guider la compréhension du regardeur. Le Musée du Louvre a ainsi récemment changé le titre du tableau de Pieter Lastman Le Sacrifice d’Abraham en une dénomination plus complète : L’Ange du Seigneur empêchant Abraham de sacrifier son fils Isaac.
Mais le choix du titre peut aussi biaiser la lecture, un exemple nous est donné avec La Pêche miraculeuse de Conrad Witz. On y voit effectivement des pêcheurs retirer leurs filets de l’eau. Cependant, leur pêche est assez maigre et leurs filets ne rompent pas comme le mentionne l’Évangile selon Saint-Luc 5:4-11. Par ailleurs, en observant plus attentivement l’œuvre, on remarque que le Christ représenté à l’avant de la scène… marche sur l’eau. Le titre de l’œuvre pourrait ainsi être Jésus marchant sur l’eau.
De plus, la gravure peut engendrer des erreurs involontaires. En effet, lorsque le graveur réalisa la version du morceau de réception de Watteau L’embarquement pour Cythère, il inversa l’image. De fait, la direction des figures s’inversa elle aussi et la lecture du tableau avec elle : celle-ci se faisant de gauche à droite en Occident, lorsque la nef est située à gauche, on a l’impression que les personnages en débarquent et lorsqu’elle est sur la droite qu’ils embarquent. Le titre de l’estampe a pourtant servi de titre aux deux versions du tableau.
Et plus récemment ?
Depuis l’Art moderne, l’intérêt du titre est double : il permet d’une part de mémoriser le tableau en lui attribuant un nom et d’autre part de retenir l’attention du spectateur en générant un questionnement. Voyons quelques fonctions que le titre peut endosser en plus d’identifier le sujet, comme nous l’avons vu, de désigner ou de décrire le tableau.
Le titre peut évoquer
Impression soleil levant, même si Monet n’a pas choisi ce titre à l’origine, ces mots dépeignent l’émotion provoquée potentiellement par le sujet et son traitement par l’artiste. Le titre induit une émotion ou une pensée. Dans Nature morte au violon, à l’aiguière et au bouquet de fleurs de Jacques Samuel Berbard, le titre évoque le sujet du tableau qui sont les sens. Regorgeant de détails, il pourrait être difficile d’en extraire l’essentiel sans cette indication. La Rade de Genève à l’Aube de Ferdinand Hodler : le titre décrit autant qu’il évoque. En effet, il renseigne sur le sujet du paysage : la Rade de Genève pendant qu’il évoque une atmosphère particulière : l’aube. Hodler décrit le moment de la journée que représente la toile. Le titre permet également l’instantanéité de lecture de l’impression que veut insuffler le peintre et que chacun reconnaît. Ce moment de la journée où les tons sont pastel et givrés renvoie chaque spectateur à une atmosphère particulière, le plongeant ainsi dans ses souvenirs.
Le titre peut provoquer
Les titres n’ont pas toujours vocation à éclairer le spectateur et l’intitulé choisi peut l’égarer sur une fausse piste, le provoquer, le surprendre, l’intriguer ou jouer sur les mots ou les lettres. Le titre donné à une Joconde à la moustache que Marcel Duchamp dénomme LHOOQ, destiné à être prononcé plutôt qu’à être lu, en est une bonne illustration. À défaut de poésie, il nous aura fait rire.
Le titre peut connoter
Certains peintres furent sensibles à la fonction publicitaire du titre ou à la connotation qu’il pouvait donner à l’œuvre et recherchèrent des noms quelque peu spécieux. Awakening conscience donné par William Hunt ou Soif de l’or par Thomas Couture offrent une dimension supplémentaire au sujet et nous le font appréhender différemment. Dans ces exemples, on y ajoute, à défaut d’un supplément d’âme, un contenu moral et l’on aide à préciser l’intention narrative du peintre.
Whistler joue aussi avec la connotation de ses œuvres, mais plus dans leur matérialité. Si la plupart des titres font référence à la musique : Symphony in White, Harmony in Grey and Gold, le but, comme le dit lui-même l’artiste, est une illustration de [son] projet : « Harmony in Grey and Gold est une scène de neige avec une simple figure noire et une taverne éclairée. Je ne me soucie en rien du passé, du présent ou de l’avenir de la figure noire placée ici parce que le noir était désirable à cet endroit-là. Tout ce que je sais est que ma combinaison de gris et or est la base du tableau ».
Le titre peut justifier une démarche
Gauguin nous offre un exemple d’explication du propos, voire de justification avec ses œuvres intitulées en maori. Dans l’œuvre Manao tupapau représentant une jeune femme (un peu) raide couchée à plat ventre sur un lit, la position peut paraître indécente au spectateur. Cependant et comme l’explique Gauguin, son expression marquée d’un léger effroi justifie la pose et explicite le propos. En effet, Manao veut dire « penser », « croire » et tupapau est « l’esprit des morts » ou « revenant ». Le titre devient donc un moyen de secourir le tableau, lui évitant de tomber dans l’indécence et donc de trouver preneur !
Mais sommes-nous vraiment dupes ?
On le voit, nommer un tableau, c’est déjà l’interpréter et la typologie des titres détermine souvent la réception du tableau et parfois même nous induit en erreur… Mais sommes-nous vraiment dupes ? Eh bien, cela dépend des compétences et de l’intérêt du regardeur à décrypter une peinture. En effet, une expérience menée avec un groupe d’étudiants montre un résultat nuancé. Lorsque le regardeur porte un intérêt au tableau et l’explore visuellement, l’influence du titre devient secondaire. D’autre part, une autre expérience menée par l’auteur de l’ouvrage Ceci n’est pas un titre démontre que la formation à l’étude de la peinture joue un rôle plus important dans l’appréhension de la surface visuelle d’une image que celui de la signification proposée par le titre.
La morale de cet article ? Art-toi et tu verras plus et mieux qu’en te référant au titre qui peut de surcroît être trompeur !
Lire, c'est voir !
Lorsque vous découvrez une œuvre, prenez l’habitude de ne pas regarder le cartouche en premier. Observez-la avec un œil neuf, sans préjugés et sans être guidé(e). Regardez chaque détail et voyez la toile dans son ensemble. Vous pouvez aussi tenter de deviner qui est le peintre, à quelle période de l’histoire cette œuvre a été réalisée et à quel mouvement artistique elle appartient avant de consulter le cartel. Ensuite seulement vous apporterez des réponses à ces questions :
- Quel est le titre de l’œuvre?
- Le titre a-t-il été donné par le peintre ou attribué ultérieurement?
- À quoi vous sert le titre?
- En quoi le titre modifie-t-il votre regard sur l’œuvre?
- Si vous aviez dû titrer cette œuvre, lequel auriez-vous choisi?
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