De l'influence de la vie du peintre sur son œuvre
La vie menée par l’artiste peut influer plus ou moins notablement son œuvre. Observons si et comment les évènements que Suzanne Valadon a vécus, je dirais même choisi de vivre tant cette femme fut maîtresse de son destin, ont marqué son art.
Quelle est l’influence sur l’œuvre de…
… côtoyer les peintres ?
Valadon commença à dessiner avant même d’être modèle. Ainsi, d’un atelier à l’autre, elle observa, tirant parti de ses séances de pose pour en faire des leçons déguisées. Mais, si elle dessine depuis longtemps, à l’insu des peintres dont elle est le modèle, Valadon ne copie pas, probablement en raison de la conscience qu’elle a de son talent, unique, et de sa volonté de tracer son propre sillon. C’est notamment au cours des sept années passées au service de Pierre Puvis de Chavannes qu’elle construit son œil et façonne son trait. Quelle trace trouve-t-on de cette expérience dans son œuvre, même si Suzanne nie avoir été influencée par les maîtres ? Comparons L’Eté de Pierre Puvis de Chavannes datant de 1891-92 et La Joie de Vivre de Suzanne Valadon réalisé en 1911.
Comme on peut l’observer, il ne s’agit pas d’une influence véritable, mais plutôt d’une inspiration. En effet, la facture, la matière, le style, les formes, la ligne et surtout le propos sont très différents. En outre, s’il est vrai que le thème est identique, les baigneuses, celui-ci a été traité par de nombreux peintres. Il semble que ce soit dans les principes de composition que l’on retrouve cette inspiration de l’art de Puvis de Chavannes que Valadon a assimilé et réinterprété. Comme si la peintre avait repris une bonne idée de mise en scène et avait joué avec les éléments pour y insuffler son style personnel.
… d’être une femme peintre ?
Peignait-elle comme une femme ou comme un homme ? Étrange question et qu’est-ce que signifie « peindre comme un homme » d’ailleurs ? Son style n’est ni masculin ni féminin. Il est Valadon. Les formes sont une synthèse, le trait est pur, le réalisme direct. Sa palette très vite devient riche, la composition puissante et précise, les formes cernées. Les personnages se révèlent dignes, mais sans vanité. Il faut être dur avec soi, avoir une conscience, se regarder en face, dira l’artiste. Elle méprise tant les conventions sociales que picturales. Elle peint selon son propre style, plus encore, elle peint comme elle est. Dans Autoportrait aux seins nus de 1931, Suzanne Valadon a 66 ans et elle se montre seins nus. Elle sera la première à représenter un portrait nu d’une artiste âgée, qui plus est un autoportrait. Elle ne cherche pas à occulter les signes de la vieillesse. Son regard est tranchant.
Elle est tournée de ¾ à la façon traditionnelle des autoportraits. Si le nu féminin était jusque-là codifié par les hommes, la femme construite comme objet de désir, avec Valadon, c’est terminé. Elle regarde le modèle en face pour atteindre l’âme.
… d’exercer le métier de modèle ?
Suzanne Valadon, en tant que modèle, a pris toutes les positions pour les maîtres, elle en a même inventé. Le corps nu était son territoire, elle vivait en contact avec lui depuis son plus jeune âge et cela se perçoit dans sa représentation des corps. Elle fait ce qu’elle en veut et en est parfaitement consciente. Tous les musées du monde sont remplis de tableaux de femmes nues, abandonnées, attendant là d’être regardées par le spectateur anonyme. Elles semblent l’appeler d’un regard langoureux et soumis, n’attendant que cela : être regardées. Or, les femmes nues de Suzanne n’attendent pas, elles n’attendent rien. Elles sont parfois plusieurs, d’âges différents, quelquefois accompagnées d’enfants. Leurs corps peuvent être en mouvement, pris dans des tâches banales, quotidiennes, il leur arrive même de lire. Quand elles sont immobiles, les femmes de Valadon sont dans leurs pensées, elles regardent ailleurs, divaguent, fument. Dans des œuvres comme Catherine nue allongée sur une peau de panthère – 1923, l’artiste révèle non seulement la totalité du corps, mais plus encore l’être en entier. Elle empêche le modèle de se dissimuler, de masquer des parties. Mais ce qu’il me semble également intéressant de noter, c’est que le corps n’est pas objet, il est sujet. Il y a une âme, non pas derrière, mais dans ce corps. Les modèles ont une présence, même lorsque leur expression est absente, ils ne sont pas en représentation, ils vivent l’instant de la pose. Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’on veut atteindre l’âme, affirmait Valadon.
… d’être la mère d’un artiste ?
Oui, on l’a dit et répété, Suzanne Valadon fut la mère de Maurice Utrillo. C’est même (trop) souvent ainsi qu’elle était présentée, tant de son vivant que postérieurement. Et pourtant, elle n’a jamais pris ombrage ni du succès de son fils, ni de celui de son compagnon (André Utter était également artiste), ni des peintres pour lesquels elle a posé (et qui pourtant n’ont pas toujours été tendres avec elle). Suzanne Valadon nous donne l’impression de simplement s’exprimer dans sa peinture, d’exprimer son art. Même si elle se raconte dans plusieurs œuvres, elle le fait sans jérémiade, sans pathos, sans complaisance et sans même chercher à nous convaincre.
Essayons d’interpréter ce qu’elle nous livre d’elle dans Portrait de Famille (1912).
Suzanne se peint au centre de la composition. C’est normal, elle est cheffe de famille. Avec sa moue un peu dubitative, exprime-t-elle son inquiétude face à l’arrivée dans sa vie d’André Utter, ami de son fils ? On y voit la peintre entourée de son fils Maurice Utrillo, sa mère et son second mari André Utter. Cette composition en diagonale part d’André et termine sur Maurice. Ce dernier souffre alors de dépression et cela se manifeste non seulement dans son expression, mais également dans la ligne directrice de la composition en diagonale qui s’achève sur lui. Le regard d’André sort du tableau, donnant une impression d’évanescence, de désintérêt peut-être. Celui de la mère est perdu dans le vague, métaphore de son rôle dans la famille ? Suzanne Valadon se représente la main posée sur le torse comme une madone. Nous pouvons y déceler une métaphore de la pureté du mariage. Le regard fixe de Suzanne exprime une certaine fierté en même temps qu’un point d’accroche pour nous spectateurs. Notre regard tourne et revient presque immanquablement vers l’artiste. Suzanne Valadon devient le point central de la composition et « tout tourne autour d’elle ». Pourtant, elle n’en tire ni orgueil, ni même fierté. Elle peint ce qui semble être pour elle une évidence.
… d’aimer un homme beaucoup plus jeune qu’elle ?
Quelques mois après sa rencontre avec André Utter, la peintre réalise une version toute personnelle du récit biblique « Adam et Ève ». Traditionnellement, les corps sont idéalisés et le sujet est moralisateur, expliquant que tous les malheurs du monde ont pour origine le fait qu’Ève a cédé à la tentation… Et que fait Suzanne ? Elle se représente sous les traits d’Ève, accompagnée de son Adam à elle, André Utter. Premier coup de canif dans la tradition, on désacralise la scène avec des personnes bien réelles. De plus, les autoportraits féminins sont à cette époque encore rares dans l’histoire de l’art et un autoportrait nu… on n’y pense même pas. Mais ce n’est pas tout, Suzanne a plus de 43 ans quand elle s’éprend d’André Utter, son cadet de 23 ans. Et alors que leur relation fait grand bruit, elle s’affiche (ou plutôt se peint) tout naturellement nue et heureuse à ses côtés. Leur pose est « chill », le bras de Valadon passant dans le dos d’André pour entrelacer sa main à la sienne. « Lui, de sa main gauche, saisit le poignet de Suzanne-Ève, annulant ainsi la notion de pécheresse en se mettant sur un pied d’égalité avec elle. Il y a de l’amour et de la quiétude dans ce tableau. Suzanne célèbre ici leur amour au grand jour et leur liberté de s’aimer, l’éloignant ainsi du péché et de toutes les critiques qui peuvent l’accompagner. On notera également la présence de poils sur le pubis de Suzanne, du jamais vu dans une représentation d’Ève. »
Tiré du site Mieux vaut art que jamais https://mieuxvautartquejamais.com/2021/06/13/suzanne-valadon-artiste-et-femme-libre/
… et de peindre des hommes nus ?
L’étude du nu masculin n’a été autorisée aux femmes françaises qu’en 1901, en classe non mixte (au cas où ces dames, échauffées à la vue d’un kiki, ne s’en prennent aux étudiants masculins ?!). Suzanne produit donc cette œuvre peu de temps après la levée de l’interdiction. C’est totalement nouveau et on considère d’ailleurs aujourd’hui que ce serait la première représentation d’un couple homme/femme nu peinte par une artiste femme ! Notre artiste a choisi de représenter le sexe d’André non dissimulé et de façon réaliste (pas tout rikiki comme ceux des statues antiques par exemple). Mais lorsqu’elle voulut l’exposer au Salon d’Automne de 1920, ces messieurs lui demandèrent de le dissimuler sous une feuille de vigne. Eh oui, le fait qu’une femme peigne un homme nu n’est pas encore entré dans les mœurs…
Dans Le Lancement de filet, André incarne trois hommes : un de dos, un de profil et un autre de face, entièrement nus. Il semble danser érotiquement devant elle, presque comme un acteur de cabaret au masculin, l’effort du lancer bandant de surcroît ses muscles. Oui, Valadon dessine son jeune amant, elle le montre, le désire, et alors ? Pour ne rien arranger, le modèle est assujetti, encordé de tous côtés, peut-être guidé dans sa sexualité par sa maîtresse. On est loin de l’image de l’épouse domestiquée. Elle est une femme libre. Les filles bien vont au paradis, les mauvaises filles vont partout, dira Mae West. C’est certain, Valadon va partout !
À vous de voir !
À la lumière de ce qui précède, expliquez la présence d’André Utter, sa posture et son regard dans le tableau La Joie de Vivre.