Comprendre le processus de création
Au fil d’une interview de la plasticienne Nathalie Prost découvrez un processus de création artistique. Approchez une artiste contemporaine dans sa vision et son analyse de l’art d’aujourd’hui et plus particulièrement numérique.

Comprendre le processus de création
Nathalie Prost, architecte d’intérieur et designer, diplômée de l’École Camondo d’Architecture et de Design à Paris.
Quelle trace de votre formation initiale trouve-t-on dans votre œuvre ?
Avoir choisi l’architecture d’intérieur plutôt que celle de bâtiments est une question d’« intérieur » justement. On y travaille un espace qui possède un cadre plus petit, plus intime et de dimensions plus restreintes. J’ai besoin de ce cloisonnement qui d’une part me protège et d’autre part me permet d’y développer, parfois à l’infini, un espace intérieur. Je trouve, dans le petit, l’immensité dont j’ai besoin. La dimension relativement modeste de mes toiles en est le reflet.
Vous parlez de la notion d’Idée avec un I majuscule comme le fait la philosophie, qu’en est-il dans votre travail artistique ?
La philosophie n’intervient pas du tout dans mon travail, car je ne cherche pas à retranscrire une idée ou une pensée. L’Idée s’apparente plus à la notion de « Concept » pour moi.
À Camondo, on nous apprend à penser un espace, à lui écrire des scenarii, à raconter une histoire. Cela doit être solide, car devant pouvoir tenir la route tout au long du projet. C’est en cela que réside l’Idée.
Je la pose ensuite sur le papier à l’aide de mots, de traits, de matériaux. Je la concrétise pour terminer en 3D.
J’ai donc appris à exprimer concrètement une abstraction, ce qui n’est pas inné chez moi. Je suis quelqu’un de simple qui a besoin de dessiner pour réaliser. C’est en dessinant que l’histoire se construit. La transcription de mon ressenti devient de plus en plus juste au travers de cet exercice.
Et à présent, quelle trace trouve-t-on de cet « intérieur » dans vos œuvres ?
C’est en mettant mes peintures les unes à côté des autres que je me suis aperçue qu’il y avait dans chacune d’elles des cavités, des trous, des failles, des tréfonds.
En les regardant, j’ai eu besoin d’y entrer, d’aller y chercher quelque chose. Lorsque je crée, je ne sais jamais à l’avance ce que je vais trouver, mais j’ai ce besoin constant de pénétrer dans l’espace.
Et maintenant, faisons le lien entre ces deux domaines, quel dialogue entre l’architecte d’intérieur et la peintre ?
Si l’architecture est bien sûr une forme d’art, elle est bien trop tangible pour nourrir mon besoin de liberté créative. Je peins donc depuis toujours pour assouvir ce besoin de liberté d’expression. En architecture, il y a des contraintes de lieu et de désirs du client auxquelles il faut se soumettre. Je me les approprie, avec plaisir d’ailleurs, pour leur apporter une réponse adéquate.
En peinture, je m’astreins à quelques rigidités, mais que j’ai choisies telles que le format. Je crée ainsi dans des espaces qui me correspondent.
Vous parlez d’un processus de construction en architecture, quel est votre processus de « construction » en art plastique ?
L’approche est très différente entre l’une et l’autre discipline. En architecture, je me projette quasi immédiatement dans ce que je veux faire. Dès le départ du projet, j’ai une représentation virtuelle précise en tête que je concrétise en 3D.
Lorsque je peins, en revanche, il y a d’abord un grand vide, la toile. Je me demande ce qui va se passer. Je ne cherche pas à exprimer quelque chose de préconçu. C’est inattendu. Il n’y a pas de volonté de représentation, ni de raconter une histoire. Je suis dans une démarche d’être, d’entrer dans un espace de création qui est, en l’occurrence la feuille, la toile, le support.
À plusieurs reprises, vous dites avoir mis vos toiles les unes à côté des autres, pourquoi cette démarche ?
Tout d’abord, il y a eu une obligation de classement, de numérotation et de choix d’accrochage purement factuelle en vue de l’exposition des œuvres. Incidemment, cet exercice m’a permis de porter un regard sur ce corpus. Je me suis rendu compte qu’il y avait une ressemblance entre les images, comme les membres d’une famille. Bien que distinctes, elles constituent une œuvre unique, un monolithe qui se décline en plusieurs éléments, mais forment une unité.
Selon Walter Benjamin, la reproductibilité d’une œuvre serait responsable de la déperdition de son aura en raison du fait qu’elle n’est plus unique. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas parce que l’œuvre est reproductible que son essence est multiple. Une œuvre contient une seule essence. Celle de sa création. Reproduire une œuvre numérique ne lui fait pas perdre son essence puisque le processus de création est contenu non dans le support qui l’accueille, mais dans la démarche initiale. Je ne pourrais envisager un changement de format qui, selon moi, la dénaturerait, mais il serait imaginable de la « tirer » en plusieurs exemplaires comme on le ferait d’une sérigraphie.
On voit un engouement très fort d’un public jeune (moins de 40 ans) pour l’art numérique, comment expliquez-vous cet intérêt ?
Si j’ai appris à dessiner à la main, les générations suivantes l’ont fait avec un ordinateur. C’est un outil usuel pour eux. De plus, c’est un médium « propre », n’obligeant pas l’artiste à se doter d’un espace dédié à la création. L’art numérique est ainsi un support connu, naturel, faisant partie des outils quotidiens. Pour ceux qui sont nés avec cette technologie, il n’est pas un art « à part », ni même un courant artistique, mais une forme d’expression normale.
Parlez-nous de votre processus de création numérique.
Dans mon besoin de perfection, je travaille en questionnement permanent : où en suis-je, où vais-je, est-ce que c’est abouti ? Ainsi, je fais et je défais constamment en construisant une image. En peinture, les tâtonnements et repentirs se superposent sans possibilité de revenir à une version antérieure. Et comme le mieux est l’ennemi du bien, je vais parfois trop loin. Avec le numérique, il est possible de revenir à « la couche précédente » grâce à l’historique de création du logiciel et de repartir de ce point-là.
Et que préférez-vous : l’outil matériel ou virtuel, le pinceau ou l’ordinateur ?
Ce choix n’en est pas un. La démarche est aussi différente que le théâtre et le cinéma. En art cinématographique, quand une prise est bonne, on la garde, quand elle ne l’est pas, on le refait. Au théâtre, nous n’avez qu’une chance et donc pas le droit à l’erreur, à l’image de la peinture. Vous pouvez tâtonner pendant les « répétitions », une fois sur scène, sur la toile, il faut y aller et tout donner.
L’art numérique, à l’instar du cinéma, apporte quant à lui une fluidité, une plus grande liberté et moins d’angoisse pour moi, car je sais que je peux « tout retrouver ».
Vous, l’architecte, la terrienne, la concrète, en tant que peintre, vos œuvres sont abstraites, comment expliquez-vous cela ?
Mon processus de création en tant que peintre est très différent de celui d’architecte. En art plastique, c’est une aventure, un sentier que je prends sans savoir où il va me mener. Je ne cherche ni ne refuse la figuration, tout comme il n’y a pas de volonté d’abstraction. Quand je crée une image, je suis dedans, elle m’habite et je la projette sur le support. J’exprime simplement un espace intérieur, qui, un jour peut-être, pourrait être figuratif.
Et c’est quand je regarde mes images terminées que je peux voir des choses telles qu’une représentation. Je deviens alors un regardeur qui, comme tout regardeur, projette ses émotions, ses pensées sur l’image. Je peux voir apparaître un animal, un corps ou un volatile. Une sorte d’onirisme anamorphique peut alors se produire. Comme tout un chacun, l’interprétation spontanée d’une forme peut se révéler à moi.
Vous avez parlé de ce besoin de cadre dans votre démarche artistique, quel rôle joue l’encadrement de vos œuvres ?
C’est un rapport de format : étant donné que mes toiles sont de dimensions restreintes, je craignais que sans cadre, l’image se perde. Le cadre sert donc à la confiner dans son espace propre. Paradoxalement, j’ai choisi des cadres permettant de ne pas donner de limites.
Expliquez-nous ce paradoxe.
L’encadreur est un artiste et j’ai souhaité lui laisser sa part de créativité. Il a choisi un cadre de bois travaillé avec de la craie dans des tons clairs. Ainsi, la bordure n’est pas intrusive, elle permet de cibler l’image, mais aussi de la laisser respirer.
Comment travaillez-vous la couleur dans vos œuvres ?
C’est un élément que j’ai dû mal à maîtriser, car mon élan naturel va vers le monochrome et vers des tons plutôt sourds. Or, pendant le processus de création, je deviens boulimique de couleurs. Je me retrouve telle une gourmande devant une devanture de pâtissier, j’ai une appétence pour la couleur à laquelle je ne peux résister. On voit deux résurgences de tons, le rose et l’orange Stabilo®, deux teintes pour lesquelles je ressens un amour fou.
Audace et rigueur vous caractérisent, parlez-nous de ces deux qualités dans votre quotidien et dans votre travail en tant qu’artiste ?
L’audace se caractérise chez moi par la volonté de sortir de l’ordinaire, du banal, du convenu. La rigueur m’est nécessaire pour réaliser ce que j’ai imaginé au départ. Je m’y astreins pour ne pas me laisser emporter par la matière, m’égarer de l’idée ou pire encore, sombrer dans la facilité. Je mets des balises en revenant régulièrement au concept afin de le respecter dans son essence.
Le respect de l’identité du lieu est indispensable dites-vous en architecture, qu’en est-il de l’œuvre terminée, peut-on l’accrocher n’importe où ?
Oui et non… La personne qui sera interpellée par une toile et qui envisage d’en prendre possession va probablement imaginer, à ce moment-là, l’endroit où elle va l’accrocher.
C’est l’acquéreur de l’œuvre qui décide de la place à lui attribuer. Lorsque je termine un projet d’architecture, il ne m’appartient plus. C’est exactement pareil avec une toile. Elle va prendre vie dans un autre contexte. Elle ne sera donc pas accrochée n’importe où, mais dans un endroit qui fait sens pour le regardeur.
Avez-vous déjà travaillé sur commande ? Et si ce n’est pas le cas, comment verriez-vous cette approche ?
J’ai déjà reçu ce genre de propositions que j’ai déclinées. Le commanditaire veut souvent un format défini, des couleurs qu’il aura choisies. L’œuvre deviendra décorative. Évidemment, une image a une vocation décorative, mais ce ne doit être ni sa finalité ni son essence. Créer dans une perspective de décoration est plus difficile pour moi.
Quelle est la part d’expérimentation dans vos œuvres ?
Dans les prémisses de mon travail artistique, l’expérimentation a été très présente et m’a permis de développer une connaissance des matériaux et de « savoir-faire » avec eux. Aujourd’hui, je possède un répertoire mental qui me permet d’utiliser le matériau adéquat pour apporter le rendu voulu.
Vous citez Claude Roy dans l’Amour de la peinture : La peinture est d’abord le plaisir ou l’émotion des yeux quand l’angoisse est d’abord le resserrement du souffle. En quoi cette citation vous parle ?
Avant chaque toile, il y a une sorte de vide abyssal en moi. J’imagine que l’on peut l’apparenter au sentiment de l’écrivain face à la page blanche. La peur de ne pas y arriver, de ne pas réussir à exprimer le concept, l’Idée m’étreint. Au fur et à mesure que j’avance dans le travail sur la toile, mon esprit se libère. Quand c’est terminé, je ressens une sorte d’apesanteur, un profond bien-être.
Faille, abysse, gouffre, anfractuosité, vos titres parlent, que disent-ils ?
Je suis toujours ramenée à la notion de profondeur, comme si je voulais rentrer dans cette peinture et trouver quelque chose au fond d’elle. Trouver quoi ? De l’espace, mais aussi du temps. Une sorte de vie intérieure.
Vos titres sont en latin, pourquoi une langue ancienne ?
J’aime la consonance des mots latins, sons que l’on n’entend plus dans nos langues modernes. Et ces vocables antiques nous ramènent eux aussi dans le passé, dans ses profondeurs et ses mystères.
Retrouvez le travail de l’artiste sur https://www.instagram.com/nathalie_prost_artist/
A vous de voir !
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