Faire son critique d'art !
Bien sûr, on sait tous ce qu’est un critique d’art mais quand même, ce mot est un peu perturbant en raison du vocable « critique ». On peut y voir un jugement de valeur pas très noble, se dire que finalement « tous les goûts sont dans la nature ou encore que l’on n’aille pas au musée pour critiquer. Alors à quoi pourrait bien nous servir de nous faire critique d’art, nous grand public ? Eh bien, j’y vois un avantage, celui de faciliter la lecture des œuvres en interprétant les codes artistiques. Au travers d’une visite d’exposition, expérimentons la critique d’œuvres avec la méthode Art-toi pour en apprécier plus encore l’expérience. Suivez-moi, nous allons à Winterthur à la Fondation Reinhard visiter l’exposition LA GRENOUILLERE – RENOIR ET MONET.
Mais pour commencer, ne faisons pas comme tout le monde…

… Partons les mains dans les poches
Pour commencer, n’ayons aucun autre but que celui de provoquer une première rencontre. Partons les mains dans les poches, humons l’atmosphère calme et sereine du lieu. Entrons dans les salles au gré de notre humeur et de notre fantaisie. Ne faisons rien d’autre que regarder les œuvres dans leur ensemble puis séparément sans chercher à analyser ou à « comprendre ». Regardons-les comme nous le ferions de jolies fleurs dans un jardin d’acclimatation. En d’autres termes, laissons travailler nos sens et nos émotions. Dans le cas de cette exposition RENOIR-MONET LA GRENOUILLERE, le terrain de jeux est tout petit puisqu’il n’y a que 4 œuvres majeures pour aborder ce thème, groupées deux par deux. Prenons-en plein les yeux et les sens.
… avant de lire les œuvres
Alors seulement nous pourrons lire les œuvres selon une méthode d’analyse. Oui, mais quelle méthode ? Les professionnels du domaine suivent un processus établi, académique pour rédiger une critique d’art. Ils décrivent l’œuvre pour situer les éléments significatifs de la composition. Ils analysent ensuite les éléments picturaux tels que la composition, les formes, les lignes, les couleurs, la touche, la lumière et l’ombre. Et pour terminer, ils étudient l’iconographie pour comprendre le sujet de façon plus approfondie.
Et nous, comment allons-nous faire pour être capable de lire les tableaux par nous-mêmes, avec nos propres lunettes et sans connaissances académiques du sujet ? Eh bien, je vous propose de suivre un cheminement similaire en réalisant une sorte d’interview. Oui, nous allons interroger les œuvres par des questions spécifiques à plusieurs codes picturaux. Nous apporterons des réponses tant par les explications fournies dans les musées que par notre propre observation. Vous allez voir, c’est assez simple, très motivant et super efficace.
Je vous emmène à présent dans une promenade d’interrogation et d’observation dont le canevas de questions est disponible sous la forme d’un signet téléchargeable et utilisable également pour vos prochaines visites muséales.
Quel est le thème de l’exposition ?
Débutons la visite par la description du thème. Le descriptif de l’exposition nous renseigne. En 1869, La Grenouillère est un lieu de baignade sur l’île de Croissy, proche de Paris. Devenu à la mode à la fin du XIXe, il est rendu facilement accessible aux parisiens en mal de verdure grâce à la première ligne ferroviaire de France passant par cet endroit. Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet y passent cet été-là ensemble, se soutenant, discutant, expérimentant et peignant côte à côte. Ils vont réaliser chacun deux tableaux du même sujet.
Regardons la première paire d’œuvres intitulées simplement La Grenouillère par les deux peintres. Elles représentent toutes deux, le « camembert », un îlot, planté d’un arbre unique, relié au bateau par des planches étroites. On y aperçoit en arrière-plan quelques baigneurs et sur le ponton plusieurs personnages en train de discuter ou d’admirer le paysage. Les deux œuvres peintes à l’huile semblent a priori très semblables. Mais ce n’est qu’une illusion, nous le verrons.
Qui sont les peintres ?
En 1869, Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet ont respectivement 28 et 29 ans. Le premier a tout d’abord été apprenti décorateur dans un atelier de porcelaine puis peintre d’éventails avant d’intégrer l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. C’est là qu’il rencontre Monet. Ce dernier exerce déjà depuis plusieurs années en autodidacte lorsqu’il débute sa formation académique sous la houle de Charles Gleyre. Les deux peintres prendront très rapidement leurs distances, non sans heurts, avec les principes de ce professeur. Gleyre prône, en effet, le retour à l’antique et l’idéalisation des formes alors de Renoir et plus encore Monet veulent reproduire la vie et la nature telles qu’elles sont ou telles qu’ils les voient. La technique picturale de ces deux œuvres est proche de l’esquisse et rompt totalement avec toute règle et convention de l’Académie. On ne voit plus aucune idéalisation du sujet, aucune volonté de décrire une scène, il s’agit de peindre une sensation, une impression et c’est cette manière qui donnera son nom au courant pictural dans lequel les deux tableaux s’inscrivent déjà.
Quel format est privilégié ?
Bien que de formats proches (66x81cm pour Renoir et 75×100 cm pour Monet), le premier nous parait presque carré tandis que le second apparait clairement rectangulaire. La raison en est certainement la composition. Les éléments sont plus concentrés dans l’œuvre de Renoir et plus espacés dans celle de Monet. Les formes plus allongées et moins détaillées du second tableau donnent également une impression d’étirement de son format. De plus, l’entrée dans la composition se fait par la femme en blanc, située au centre de celle-ci et ramène tous les angles du tableau en un même point à équidistance.
On remarque ici l’impact visuel de la composition sur notre perception du format de l’œuvre.
Quels sont les éléments principaux ?
Il y a foule chez Renoir ! Le support d’exposition nous en donne peut-être l’explication : Pierre-Auguste Renoir est un peintre de personnages, il n’est pas encore familier de la pratique de la peinture de paysage au grand air. Il rend, par un fourmillement de détails (bien que seulement suggérés), la vie humaine. Monet, au contraire de son acolyte, privilégie la nature, comme il l’a fait depuis le début de sa carrière. Il nous montre un instant paisible et serein dans un écrin d’eau, de lumière et de verdure qui sont aussi les éléments principaux de sa composition, les personnages ne faisant office que de figurants dans ce paysage. Renoir semble avoir pris possession de chaque portion d’espace en le fragmentant de formes et de détails alors que Monet a laissé de larges zones vides laissant place aux couleurs et aux formes.
On remarque ici des éléments représentés sur notre perception du sujet de l’œuvre.
Que dit l’artiste du sujet ?
Ici aussi, le descriptif de l’exposition nous donne de précieuses indications historiques. Cette île offre des possibilités de canotage, de bain, de danse, de balade, de pique-nique. Restaurant et buvette sont ouvertes. On vient autant pour voir que pour être vu.
En revanche, l’écrivain Guy de Maupassant n’en donne guère une description reluisante lorsqu’il dit en substance: Ce lieu sue la bêtise, la canaille et la galanterie de bazar. Les femmes dont les rondeurs sont suffisantes en font étalage pour faire du client et les autres les regardent barboter, dédaigneuses. L’air semble plein de gaieté brûlante. Les femmes sont sanglées dans des robes extravagantes, trainant le mauvais goût criard de leurs toilettes. Les jeunes gens posent en leurs accoutrements de gravures de modes, ponctuant la niaiserie de leur sourire. Une foule de promeneurs circulant sous les arbres font de ce coin d’île le plus délicieux parc du monde. Dans l’établissement flottant, c’est une cohue furieuse et hurlante, la foule crie et chante, les hommes s’agitent par un besoin de tapage naturel de brute et les femmes cherchent une proie pour le soir.
Mais qu’en pensent nos deux peintres, quelle histoire nous est racontée dans leur tableau respectif ? Aucune critique de cette nature ne semble poindre dans les œuvres. La douceur des tons, l’harmonie des formes et la légèreté de la touche nous suggèrent les plaisirs et la beauté du lieu. Bien que les tenues soient plus suggérées que décrites, on peut éventuellement interpréter dans la lumière rendue par Renoir, le plaisir de « faire toilette », voire un léger goût de m’as-tu vu. Le propos des deux peintres réside certainement plus dans la technique artistique, dans le fait de peindre et de rendre leur perception du sujet que dans le sujet pour lui-même.
On comprend par les éléments représentés, la couleur utilisée et la recherche d’harmonie, le propos de l’artiste.
Comment l’œil se promène-t-il dans les tableaux ?
Dans l’œuvre de Renoir, le regard est dirigé par les détails et les tons. On y entre par la robe de la jeune femme en blanc dont le bas du vêtement est « dans la lumière ». On s’y attarde un peu avant de chercher et de trouver d’autres élégantes sur la gauche puis sur la droite. La barque beige nous attire par sa proue claire en forme de losange pointant la yole dans l’angle gauche du tableau. Le regard revient alors sur le «camembert» avant de glisser par le biais du ponton vers le restaurant. L’œil se promène de façon un peu anarchique dans la toile, sautant d’un élément coloré à un autre. Monet, en revanche, nous dirige dans son œuvre par le truchement des lignes et des formes. Le ponton de gauche attire notre regard en premier par son contraste avec la lumière de l’eau particulièrement claire dans cette partie du tableau. On poursuit notre promenade sur l’îlot avant d’emprunter le deuxième ponton pour pénétrer dans le restaurant, passant de personnages en personnages. Les embarcations et les vaguelettes en demi-cercle nous ramènent vers le point de départ de notre cheminement. Celui-ci aura été fluide, dans un mouvement calme à l’image de l’ambiance générale de la toile.
Quel est le point de vue et l’échelle ?
Les peintres installent leur chevalet côte-à-côte nous dit l’un des panneaux explicatifs de l’exposition et le champ représenté va dans ce sens, mais pas totalement. Là, nous allons jouer au jeu « des différences » en observant les variations. Bien que positionné au même endroit, Renoir semble peindre debout tandis que Monet est assis. Le point de vue est en contre-plongée chez ce dernier alors qu’on se tient plus frontalement au sujet chez le premier. Les lignes directrice accentuent encore l’effet des angles du vue respectifs. Observons la perception de la perspective. Elle diffère fortement en raison de lignes majoritairement diagonales chez Monet et horizontales dans l’œuvre de Renoir. De plus, le champ est légèrement resserré chez ce dernier, accentuant l’impression d’intimité au sujet.
On constate ici l’impact du point de vue et de l’échelle dans notre rapport au sujet.
Comment les formes dialoguent-elles ?
Si le mouvement est imprimé dans les deux œuvres par les lignes directrices, elles ne sont pas seules à y participer. Le regard est également mobilisé par l’activité des formes. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la succession de rectangles aux angles arrondis des barques, les espaces entre eux, l’alternance de zones claires et foncées. Non seulement, ces formes contribuent à la mobilité de notre regard mais le rythment de surcroît. Les éléments étant souvent cernés ou ponctués de noir, leur lisibilité est d’autant plus grande dans l’œuvre de Claude Monet. Chez les deux artistes, les vaguelettes ont une fonction tant littérale (représenter les mouvements de l’eau) que formelle (agiter l’œil du regardeur). Il se dégage du tableau de Monet une harmonie peut-être plus importante en raison de de formes ordonnées alors que celles-ci sont plus éparpillées dans le tableau de Renoir.
On observe ici l’impact visuel de l’agencement des formes sur notre perception.
Quelles sont les couleurs dominantes ?
Les couleurs ne s’opposent pas, elles sont plutôt harmonieuses en raison d’une gamme chromatique sourde ponctuée de tons plus lumineux pour donner du mouvement. Appréciant particulièrement les couleurs froides, l’œuvre de Renoir retient mon œil. Il y a là des tons clairs de bleu, de vert, d’argent, peu de jaune et encore moins de rouge. Ils suscitent en moi un goût de printemps, de fraicheur et de légèreté tandis que les couleurs choisies par Monet me donnent une impression d’été. Corroborés par la nature de la touche plus contrastée, le tableau me semble plus ancré, l’atmosphère plus lourde chez ce dernier également.
Quel est l’impact de la touche ?
Le pinceau est souple et léger, les traces de peinture semblent danser pour dire les taches du soleil, les reflets de l’eau, le bruissement des feuilles dans le vent. La technique parait insouciante, libre, proche de l’esquisse chez les deux peintres. On est bien loin des conventions et des règles de l’art académique français en vigueur à l’époque, nous rappelle le panneau explicatif de l’exposition.
On comprend ici comment la touche et la matière impactent notre « impression », notre sensation. C’est cela l’Impressionnisme.
Quelle est la fonction de la lumière ?
Dans l’ensemble, la gamme chromatique est plutôt diffuse. Des tons clairs apportent une lumière très discrète dans l’œuvre de Monet dont la fonction est de traduire la vibration et d’imprimer un mouvement continu à la rétine. Chez Renoir, les tons sont vifs, des traces de blanc pur ici et là concentrent le regard sur des points précis qui se met à « sauter » d’un élément à l’autre de façon plus irrégulière.

Et maintenant, à vous de critiquer !
Et maintenant, à vous de critiquer l’œuvre mais sur la base de l’analyse des éléments picturaux. Vous aurez ainsi largement dépassé les formules ampoulées telles que « j’aime », « je n’aime pas », « c’est très beau », « c’est assez laid » et quand vous poserez un jugement de valeur, vous saurez en expliquer les raisons.
Pour votre prochaine exposition, téléchargez et imprimez le signet ART-TOI. Le canevas sous la forme de questions vous permet d’observer et d’analyser plusieurs codes picturaux.
Et pour compléter votre analyse et votre compréhension des codes picturaux, procurez-vous la méthode complète ou téléchargez gratuitement le pense-bête Art-toi.