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Emilienne Farny - Le Regard

Souriez, vous êtes regardé-e!

Chère Émilienne,

Lorsque je me suis retrouvée face à votre œuvre Le Regard no 11 de la série Bonheur suisse, j’ai eu l’impression étrange non plus de regarder votre tableau, mais d’être regardée par lui ou plus fort encore par vous-même. Délire d’un esprit ramolli par l’émotion ou votre génie à nous interpeller, à communiquer avec vos regardeurs, Émilienne ?

Je vais tenter de comprendre ce que vous avez fait de moi, spectatrice admirative et scotchée par votre hyperréalisme…

Emilienne Farny - Le Bonheur suisse

Comprendre l’équilibre dans une composition

Mais au fait, Émilienne Farny, est-ce de l’hyperréalisme ?

Non, jamais ! Je trouve que c’est complètement différent. L’hyperréalisme est la traduction totale d’une photographie où chaque feuille, chaque détail est reproduit. Pour moi, c’est une peinture qui n’a pas de valeur picturale, alors que je prétends en avoir, ou essayer d’en avoir. Si je pars bien d’une photo, je transforme la réalité, j’essaie d’épurer les différents éléments de manière qu’ils deviennent le plus signifiants possible. Ce n’est pas une caricature, je fais plutôt du Réalisme critique.

Sans vouloir vous fâcher Émilienne, je ne partage pas votre point de vue quant à un éventuel manque de valeur picturale de l’Hyperréalisme. Ce courant pictural en a de la valeur, mais bien différente de la vôtre, j’en conviens. En revanche, pour ce qui est de votre non-appartenance à ce mouvement artistique, je suis bien d’accord avec vous, pour preuve, rappelons-nous sa définition tirée d’un dictionnaire d’usage courant :

« L’hyperréalisme consiste en la reproduction à l’identique d’une image en peinture, tellement réaliste que le spectateur vient à se demander si la nature de l’œuvre artistique est une peinture ou une photographie. La photographie ne devait pas être source d’émotion. Les artistes de ce courant recherchent la neutralité. Il n’y a pas de but de dénoncer quoi que ce soit, le monde est montré de manière totalement objective, le monde est simple objet. »

Effectivement, votre peinture n’a rien à voir avec la photographie et encore moins celle que vous aurez faite du sujet avant de le peindre. On ressent chez vous un malin plaisir à montrer le langage pictural plutôt que le sujet ou la réalité, a fortiori l’hyperréalité. Si le rendu est précis, si les éléments sont « réalistes », ils n’en sont pas moins travaillés, modifiés, considérés pour leur forme, leurs couleurs, leurs lignes bien plus que pour leur représentation. Vous semblez avoir traité chaque morceau selon votre bon vouloir, comme une pièce de puzzle. J’apprends par le catalogue d’exposition Émilienne Farny – Le Regard absolu édité par le Musée d’Art de Pully que vous travailliez à l’horizontale sur une table. Vous deviez donc orienter le tableau successivement dans toutes les directions, sans vous soucier du haut et du bas. Cela vous permettait ainsi de vous dé-familiariser avec les apparences, d’oublier l’image globale, voire le sujet, de travailler le tout selon un enchaînement d’éléments purement optiques.

Emilienne Farny - Montrer ce qu'on ne regarde pas
Parlons du sujet, chère Émilienne

Le sujet pourrait être la reproduction en peinture de la réalité. Il ne représente aucun intérêt, c’est simplement le produit de la surface à peindre. Tout ce que j’essaie de faire était de copier aussi purement que je le pouvais, confiait Chunk Close.

Pour vous non plus, le sujet n’était pas le sujet justement.

Mon univers, c’est la banalité quotidienne, que je veux peindre dans son ambiguïté. La peinture est un langage bien différent de l’écriture ou de la parole. Quand vous parlez avec quelqu’un, vous avez vite fait de le juger, beau ou laid, jeune ou vieux… dans la peinture, de tels jugements sont suspendus. Bien sûr, on est déstabilisé, on aurait besoin de savoir qui est ce type, ce qu’il va faire après la scène que je peins, mais c’est un arrêt sur image, peu importe ce qu’il y a avant ou après, nous dites-vous en parlant de vos portraits et de vos nus. Mais pour vous, le sujet présente un intérêt, et pas uniquement en tant que produit ou prétexte pour la surface à peindre. S’il n’y a pas un sujet pour lui-même, il y a bien un propos chez vous. Vous l’avouez : Je peins ce que je ressens.

Emilienne Farny - Montrer ce qu'on ne regarde pas
Alors peignez-vous des idées, Émilienne ?

Cela m’ennuie que l’on parle toujours de politique. Je peins ce que je ressens.

Les villas résidentielles que je peins ont, me semble-t-il, une profonde signification par rapport à la situation socio-économique du pays et de ses habitants. Si en France on construit beaucoup plus pour soi, en Suisse c’est beaucoup plus par rapport aux autres. Il faut que ce soit ordré, propre, respectable, par rapport aux autres. À ces autres, on signifie aussi sa bonne conduite, un bon usage. On a l’impression que chacun se sent investi, personnellement dépositaire de la responsabilité, du respect, de l’ordre et de la morale. En France, c’est un peu plus désordonné. Il y a des nains, des fontaines décoratives, mais aussi de la vaisselle cassée, des outils de jardin qui traînent. Ici, non ! La pelouse, c’est un peu comme une moquette avec juste un caillou qui est l’ultime connotation de cette sauvagerie, de cette nature exubérante que l’on s’applique précisément à supprimer. On se serre diablement la ceinture pour construire une maison en Suisse. Je peins des villas de ces petits épargnants qui s’endettent jusqu’au cou pour la construction puis l’entretien de leur villa. Leur maison dit d’eux : je veux un chez-moi, je veux être propriétaire. En France, les pavillons disent Je suis chez moi, faites ce que vous voulez et foutez-moi la paix !

Le but de sa peinture est le réveil des regards.

Voilà tout est dit : réveiller le regard, lui faire prendre conscience d’un propos, mais peut-être aussi de lui-même. Comme le miroir de mes pensées. D’où l’impression d’être regardée (dans les tréfonds de mon âme) lorsque je regarde vos tableaux.

En fait, vous avez été terriblement maligne. Feignant de me faire croire à une réalité en me distillant des morceaux anodins de mon paysage helvétique, des truismes, vous m’avez contrainte à regarder la réalité en face. Vos œuvres semblent ne rien me raconter, s’en tenir à un constat froid, elles semblent me jeter en pâture une architecture épurée, presque un dessin technique. Et pourtant, il n’en est rien. Vous m’avez donné à voir des éléments picturaux comme les symboles de vos propos. Ordonnancement des formes suggérant l’ordre des âmes de mes concitoyens. Couleur primaire, proprement posée en aplats sans aspérité, métaphore de la répugnance des Helvètes à déranger. Sobriété des informations et détails rendus dans votre œuvre à l’image de la retenue et le peu de causticité de nous autres Suisses. Mais alors, quel était votre propos ? Pour la beauté dites-vous. Seule la beauté vous intéresse, celle qui n’a que faire des sentiments. Vous la traquez froidement avec les moyens dont vous disposez : technique, couleur, cadrage, précision. Vous terminez en expliquant : Je n’ai jamais cherché à étonner ni à choquer, ni à plaire. Je poursuis le chemin dans lequel je me suis engagée.

Vous m’avez mise face à ma suissitude, chère Émilienne.

Et vous, êtes-vous restée helvète malgré votre longue vie parisienne ?

J’aime que chaque chose soit juste, chaque détail bien travaillé. Tout doit être parfaitement en ordre sur ma table de travail. C’est un ordre qui compense mon constant désordre intérieur. Peindre est le seul moment où j’arrive à m’astreindre, à compenser, en étant presque maladivement maniaque, obsessionnelle peut-être. C’est pourquoi je suis encline à riposter contre l’ordre suisse que je ressens comme répressif par une sorte de surenchère.

C’est peut-être en cela que je me suis sentie regardée que vous m’avez tendu un miroir. À bientôt 60 ans, j’aurai l’impression d’avoir lutté toute ma vie contre ou peut-être avec une dichotomie. D’un côté, la culture et l’éducation rigoureuse, protestante, dans lesquelles j’ai grandi et me suis forgée. D’un autre côté, un atavisme excentrique et un caractère quelque peu fantasque avec lesquels j’ai voulu composer pour vivre en harmonie dans ce pays. Et finalement, n’est-ce pas là ce qui fait la beauté de nos personnalités, chère Émilienne ? Une apparence ordonnée dans un esprit brouillon et bouillant.

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