Germaine Krull - Autoportrait à la cigarette

Que dire de soi quand on est peintre...et femme?

L’autoportrait, qu’il soit féminin ou masculin, n’est pas un simple exercice narcissique où l’artiste s’admire dans le miroir en se disant : « Que je suis bien fait ! » (… même si, soyons honnêtes, cela a pu arriver). À travers la posture, les éléments picturaux et les détails qui accompagnent ce type de tableau, il y a toujours une narration destinée au regardeur, une forme d’autobiographie. L’autoportrait peut souligner le rang de l’artiste, son prestige. Il peut brosser un portrait psychologique qui reflète un aspect de la personnalité. Il peut également être porteur d’un message à l’attention du spectateur.

On le comprend, l’autoportrait est une sorte de manifeste sur la place et l’image que le peintre – homme ou femme – souhaite transmettre, tant au regardeur qu’à la société. Mais dans cette manifestation du « dire soi », les femmes et les hommes artistes ne livrent pas le même combat.

Antoinette Cécile Hortense Haudebourt-Lescot - Autoportrait

Comprendre la condition des femmes-peintres à travers leurs autoportraits

Dans cet article, nous n’allons pas dresser le portrait (ni l’autoportrait, d’ailleurs…) de l’histoire de l’art de ce genre au féminin, mais nous concentrer sur ce que les femmes artistes nous révèlent d’elles-mêmes et de la société dans laquelle elles évoluent.

Elisabetta Sirani - Autoportrait - 1660
Asseoir son statut social

Ôtez-lui ses pinceaux et ce portrait d’Elisabetta Sirani pourrait bien être celui de n’importe quelle dame de bonne famille de l’époque !

À la Renaissance, les peintres masculins n’hésitent pas à utiliser l’autoportrait pour se parer d’un prestige quasi divin. Dürer, lui, ira jusqu’à se représenter façon Christ. Mais pour les femmes, impossible d’échapper aux codes stricts de la bienséance. Leur autoportrait est sous surveillance : ne pas montrer ses dents, ne pas apparaître les cheveux dénoués, ne pas gesticuler, ne pas croiser les jambes, ne pas poser le coude sur quoi que ce soit, ne pas paraître nonchalante — et encore moins trop sûre d’elle. Bref, un défilé de « ne pas » digne d’un manuel de bonnes manières !

Et Elisabetta connaît les codes : bras sagement collés au corps, dos parfaitement droit, sans s’appuyer nulle part. Le visage délicatement modelé, les vêtements d’apparat et les bijoux sont là pour souligner à la fois sa féminité, sa dignité et surtout son rang social. Son regard, quant à lui, glisse au loin, esquivant prudemment la confrontation directe avec le spectateur.

Chaque détail est mesuré, élégant et sans équivoque : tout concourt à asseoir son statut social.
« Je suis une femme d’esprit, une créatrice digne de respect et de considération, qui participe pleinement au monde des Arts », semble-t-elle nous murmurer.

Et chez les hommes ?

Chez Anton Van Dyck, contemporain de Sirani, le ton est tout autre. Son message serait plutôt du genre : « Je suis un artiste, certes, mais je suis aussi un homme du monde et un proche du roi. » Par la posture décontractée, les vêtements luxueux, le bijou ostentatoire, et surtout le tournesol — symbole discret de sa fidélité au roi Charles Ier —, Van Dyck orchestre une véritable démonstration de pouvoir et d’appartenance à l’aristocratie triomphante.

Anton Van Dyck - Autoportrait au Tournesol - 1633
S’affirmer en tant que peintre

Traditionnellement, les femmes artistes ont souvent dû jongler entre autocélébration prudente et respect des attentes sociales de leur époque. Mais parfois, certaines choisissent la voie de la singularité et de l’audace pour parler d’elles-mêmes.

C’est le cas de Judith Leyster, qui fait souffler un vent de hardiesse inédite en 1633. Elle se peint le coude levé, bien calée contre le dossier de sa chaise, devant son chevalet, pinceaux et palette en main. Son regard franc vient accrocher le nôtre : elle nous défie presque. Pas l’ombre d’un doute : « Je suis peintre, et j’en suis fière », semble-t-elle nous dire sans détour.

Il se dégage de ce portrait une impression d’immédiateté saisissante. Ses lèvres entrouvertes n’ont rien de la séduction convenue : elles annoncent une parole, une interaction directe avec le spectateur. Elle va nous parler — c’est une évidence.

Cet autoportrait est un véritable manifeste, une déclaration de compétence adressée aux futurs clients et au monde de l’art dans une société qui reconnaît encore trop peu la femme dans ce rôle.

Judith Leyster - Autoportrait
Pulvériser les codes

Ici aussi, la peintre joue la carte de l’originalité. Rien d’une grande dame figée dans le décorum mondain, malgré une robe décolletée, comme le voulait l’usage à l’époque. Ses cheveux sont en désordre, sa posture est trop incongrue pour correspondre à l’idéal féminin convenu. Et, suprême affront : elle ne nous regarde même pas.

En réalité, c’est un coup de maître (au propre comme au figuré) et un manifeste féministe avant l’heure. Artemisia réalise ici un double autoportrait : elle se représente à la fois en tant qu’elle-même et sous les traits de l’Allégorie de la Peinture. Ni simple praticienne ni modèle passif : elle fusionne les deux rôles et s’érige en Peinture incarnée. Et cela, dans un monde où l’artiste est supposé porter la barbe.

Avec cette œuvre, Gentileschi fait littéralement exploser les codes : la femme modèle devient femme créatrice. Elle passe du statut de sujet représenté à celui d’actrice de l’image, d’objet à sujet, et s’autorise une place qui ne lui est théoriquement pas accordée.

Mais ce tableau est plus qu’une déclaration d’indépendance : il a aussi une fonction commerciale et sociale. Artemisia y affirme qu’elle n’est pas qu’une habile technicienne, mais une artiste complète, capable de penser l’art et d’en incarner l’essence même. Une professionnelle qui revendique haut et fort sa légitimité dans un monde d’hommes.

Artemisia Gentileschi - Allégorie de la Peinture - 1650
Affirmer ses valeurs sociétales

Ici, nous sommes en pleine lutte féministe, dans les années 1970. Joan Semmel nous offre une œuvre manifeste dans laquelle elle choisit de renverser l’un des grands mythes visuels occidentaux : celui du nu féminin passif et objectifié, peint pour les yeux du regard masculin. Ce tableau pourrait nous dire :

Regarde-toi toi-même

Une vue plongeante sur mon propre corps nu, voilà ce que je vois. Ce n’est donc pas un corps mis en scène pour le regard d’autrui, mais un corps en « je », dans toute son immédiateté. Le rapport entre le regardeur et le nu est inversé : la femme ne se regarde pas dans un miroir, mais se regarde directement, sans médiation.

En tant que femme, j’ai l’impression de me réapproprier mon corps, malgré que ce soit celui de l’artiste qui soit peint.

Sortir de l’idéalisation

Bien que ce corps ne soit pas laid, il est réaliste, loin des silhouettes normées et lissées de la peinture académique ou des magazines. Pas de mise en scène séduisante, pas de pose maniérée : c’est un corps vivant, imparfait, mais libre. En cela, il me fait penser à La Grenouille d’Edgar Degas mais avec des yeux de femme. Ce tableau me dit aussi que je peux me réapproprier mon image sans passer par le filtre de la perfection. Je suis belle telle quelle.

 

Dénoncer et déconstruire le « male gaze »

En peignant ce corps depuis son propre regard de femme, Semmel renverse le « male gaze » (le regard masculin qui structure l’histoire de la représentation du nu). Elle affirme que la femme peut être sujet et non plus objet, qu’elle peut se peindre sans se livrer aux attentes du regard extérieur.

On est toutes pareilles

En proposant une vue que nous connaissons bien, nous femmes, Semmel me dit aussi : Ceci n’est pas uniquement mon corps, c’est le tien aussi, Catherine. On est toutes sœurs.

 

Joan Semmel Me Without a Mirror - 1974
Miroir, mon beau miroir…

Si l’histoire de l’art a longtemps cantonné les femmes à des rôles secondaires, y compris dans la manière de se représenter elles-mêmes, les artistes féminines n’ont jamais manqué d’ingéniosité pour contourner ces carcans. Elles ont su subvertir les codes, injecter de la réflexion et souvent un soupçon d’irrévérence dans leurs autoportraits. Résultat ? Des œuvres plus critiques, plus audacieuses, et toujours traversées par une question sous-jacente : « Qui ai-je le droit d’être sur cette toile ? »

De l’autre côté, les artistes hommes ont, quant à eux, souvent capitalisé sur l’autoportrait pour affirmer une posture de génie solitaire, d’autorité picturale, ou de maître du regard.

Aujourd’hui, ces lignes de démarcation s’estompent, certes, mais le poids de l’histoire continue de hanter le miroir.

Au fond, l’autoportrait reste tout cela à la fois : un terrain d’exercice, une déclaration d’existence, un journal intime, une démonstration de style, et parfois, un petit jeu espiègle lancé au spectateur.

Car derrière chaque autoportrait, il y a toujours cette mise en abyme vertigineuse: l’artiste se regarde en train d’être regardé… et nous regarde le regarder.

A nous, de reprendre possession de notre corps et de casser ce fichu... miroir !

Et vous, quel autoportrait ou quel tableau vous redonne le plus de force, de confiance, ou simplement le sourire en tant que femme ?

Quelle œuvre vous donne envie de vous redresser un peu plus fièrement ?

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ART-TOI et vois plus et mieux !

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