La demi-mondaine dans l'art du XIXe
Qu’évoque pour vous le mot Demi-mondaine ?
Avant de me documenter sur le sujet, ce mot — Grande Horizontale, tout comme Demi-Mondaine — avait pour moi un parfum de liberté du corps et de l’esprit, d’indépendance, de panache. Il évoquait aussi des femmes pionnières, puissantes, refusant le rôle traditionnel dévolu aux femmes « vertueuses » du XIXᵉ siècle — des féministes avant l’heure, en quelque sorte.
Mes lectures m’ont ensuite permis d’appréhender les tableaux de cette époque sous un angle sociologique. Et c’est à travers ce reflet que j’aimerais vous emmener à la rencontre de ces femmes, à la fois d’exception et d’influence. Pour commencer, je vous propose d’explorer le contexte historique de ce siècle tellement ambivalent en matière de moralité.
Comprendre la sociologie d'une époque à travers les tableaux
Un homme au XIXᵉ siècle
Face à la morale, les hommes du XIXᵉ siècle jouissent de grandes latitudes. En effet, pour eux, la fréquentation de prostituées était considérée comme « une nécessité, un exutoire au bon fonctionnement de la société et de leur couple… ». Les courtisanes, maîtresses et prostituées étaient, je cite plusieurs auteurs, « une sorte de soupape de liberté, constituant leur espace de liberté et d’épanouissement ». C’étaient souvent les pères eux-mêmes qui emmenaient leurs garçons se faire déniaiser par leurs maîtresses. On ne voyait donc rien de répréhensible dans cette pratique. Et puis, la justification était toute trouvée : les mariages étant conditionnés par des enjeux financiers, ils étaient souvent dépourvus de sentiments et n’avaient pour but que la reproduction et la transmission d’un patrimoine. Il fallait bien trouver son petit plaisir ailleurs, n’est-ce pas ?
Et une femme à la même époque ?
C’est une tout autre affaire.
Si l’on est « bien née » — c’est-à-dire issue d’une famille fortunée — on peut espérer épouser un bon parti et mener une vie bourgeoise… dans une cage, pas toujours dorée. Les femmes ne peuvent travailler sans risquer d’être rejetées par la bonne société, ni disposer de leur argent, qu’il provienne d’un héritage, de biens personnels ou même d’un travail.
Si l’on est née pauvre, désargentée ou déshonorée, il faut travailler — pour un salaire de misère, souvent insuffisant pour survivre. Dans les deux cas, une femme ne peut disposer librement de ses revenus, qu’ils soient gagnés ou acquis.
Certaines femmes vont donc choisir de sortir de leur condition par la prostitution.
Malgré les stéréotypes qu’on leur colle et les surnoms dont on les affuble — cocotte, grue, grisette — les hommes les adulent autant qu’ils les redoutent. Et surtout, elles sont libres : libres de paraître en société, de disposer pleinement de leurs acquis et de leurs avoirs, et de s’affranchir des codes liés à la féminité.
Ce parfum d’indépendance et de pouvoir n’est donc pas une vue de l’esprit !
Mais, toute prostituée n’est donc pas logée à la même enseigne ! Et c’est à travers les tableaux que nous allons les différencier.

La fille de rue ou la fille en maison, un mal nécessaire
Les filles de rue ou de maison sont des femmes qui débutent dans la « carrière », ou qui n’ont pas réussi à s’élever dans la hiérarchie de la prostitution. Elles composent la majorité de la profession. La fille de rue arpente, comme son nom l’indique, le trottoir, et doit se faire extrêmement discrète pour échapper au contrôle de police et au service d’hygiène. Elle est donc peu représentée dans l’art, à l’exception de Daumier et de Félicien Rops, qui ont dépeint des filles publiques dans des scènes de rue. Chez eux, la prostitution est montrée comme une misère sociale plus que comme une coquetterie.
Les filles en maison, en revanche, sont bien plus présentes dans le paysage pictural. Il s’agit des femmes opérant en maisons closes ou en cabaret. Souvent escroquées par des mères maquerelles qui retiennent une grande partie de leurs gages, elles ne peuvent espérer qu’une chose : sortir au plus vite de cette galère et se hisser au rang supérieur.
La grisette, la figure du gai Paris
Jeune femme modeste, souvent couturière ou lingère — son surnom de grisette vient de la couleur de la robe usuellement portée dans ces professions — c’est une intermittente de la prostitution. En effet, son salaire ne lui permettant pas de joindre les deux bouts, elle survit en se livrant à des relations tarifées sans être prostituée à plein temps.
Son statut, entre ouvrière et coquette, l’amène souvent à devenir muse et/ou modèle des artistes bohèmes. Les grisettes sont dépeintes comme fraîches, juvéniles, espiègles. Le bal est leur champ de manœuvre : lieu de détente et de plaisir pour tous, où dénicher leurs clients tout en s’amusant. Ces endroits pouvaient constituer un réel tremplin dans leur carrière, de nombreuses courtisanes ayant commencé comme grisettes. Grâce à la chance ou à des dons exceptionnels, elles grimpaient les barreaux de l’échelle sociale, s’éloignant peu à peu de la misère.
Renoir représente ici une foule bigarrée dans un jardin du quartier Montmartre, devenu rendez-vous dominical du petit peuple parisien. C’est précisément là que les grisettes se rendaient pour danser, flirter, se montrer. Les jeunes femmes au centre du tableau — robes simples mais coquettes, postures désinvoltes, rires et regards tournés vers les jeunes hommes — évoquent cette féminité accessible, vive et avenante, typique de la grisette.
Pas de nudité ici, mais un érotisme diffus, une sorte de rituel de séduction à travers des contacts physiques, des regards, des sourires. On pourra peut-être voir une métaphore dans les jeux d’ombre et de lumière que Renoir a créés : celle de la condition des grisettes — ni plongées dans l’obscurité de la classe ouvrière, ni dans la lumière du grand monde.
On pourrait dire que Renoir est le peintre des grisettes et des femmes « simples » — ce qui, sous son pinceau, est tout sauf une insulte.
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La demi-mondaine ou la grande horizontale
Dans la « hiérarchie galante », on parle tant de demi-mondaine que de grande horizontale. Observons ce que les peintres nous en disent.
Sa tenue, just too much !
Jean Béraud est l’un des grands chroniqueurs du Paris frivole. Ici, les demi-mondaines sont reconnaissables à leurs toilettes élégantes mais légèrement tapageuses, et à leurs postures qui ne sont pas celles d’une « honnête bourgeoise ».
La demi-mondaine n’est donc jamais pleinement intégrée à la haute société : trop ostentatoire, trop présente, trop je me fais voir.
Elle est too much — dans sa tenue, dans son discours — et c’est, par ailleurs, ce qui séduit ses clients. Ce trop-plein, ce refus de la discrétion bourgeoise, devient un atout : une manière de se rendre inoubliable, de briller là où les autres s’éteignent dans la bienséance.
Briller, à tout prix !
Briller, oui — et dans tous les sens du terme. Briller, au sens propre comme au sens figuré. Sequins, velours, soies, mais surtout perles et diamants : ces femmes captent la lumière, parfois même l’attirent — et ce, autant par leurs atours que par leur regard, leur répartie, leur talent. Nombre d’entre elles ont appris les bonnes manières, développé un véritable savoir-être : elles savent danser, jouer du piano, ont adopté l’accent aristocratique, maîtrisent les intrigues de l’opéra, les références littéraires et les règles de la bienséance.
Certaines ont su aller au-delà de ces codes pour atteindre une forme rare de liberté d’esprit.
Pendant plus de deux siècles, ces femmes ont joui d’un pouvoir et d’une indépendance que les autres groupes de femmes en Europe n’ont jamais connus sur la même période.
Comme le dit Simone de Beauvoir, elles ont créé une situation presque équivalente à celle d’un homme, libre de mœurs et de propos.
Se faire voir
C’est une femme qui vit à la lisière du monde bourgeois et aristocratique, sans en avoir ni les titres officiels, ni l’honneur. Pour « décrocher » ses clients, elle doit se faire voir et fréquente pour cela les lieux chics et stratégiques : salons privés, avant-scènes de théâtre, promenades au Bois de Boulogne, tribunes des courses à Longchamp, et parfois même les dîners du beau monde.
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Et les clients ?
L’argent coule à flots. La bourgeoisie en a, et la société est en quête perpétuelle de jouissance.
Les clients — fils de bonne famille, banquiers, journalistes, notables ou industriels — vivent grand train. Convaincus de leur charisme, de leur pouvoir de séduction et de leur supériorité sociale, ils deviennent objets d’admiration.
Leurs gestes sont épiés, leurs bons mots repris, leurs goûts érigés en référence. Ils définissent ce qui est chic, ce qui est élégant, ce qui se dit… ce qui les autorise à toutes les excentricités.
Ainsi, ce sont eux qui font, en quelque sorte, les courtisanes.
Afficher sa liaison avec une grande horizontale est au XIXᵉ siècle un signe de prestige. On exhibe sa conquête comme on affiche son attelage ou son hôtel particulier.
Il suffit à ces femmes de paraître au bras de l’un d’eux pour lancer — ou asseoir — leur carrière.
À vous de revoir... vos préjugés !
Cette lecture iconographique vous aura peut-être permis, comme à moi, de réaliser à quel point nos préjugés sur les codes de la féminité sont encore solidement arrimés au XIXᵉ siècle.
« Ne mets pas tant de couleurs, ma fille, on dirait un perroquet. »
« Ta tenue fait mauvais genre. »
« Une femme ne jure pas. »
« Tiens-toi droite… mais sans arrogance. »
« Sois plus douce. »
Si ces injonctions résonnent encore à vos oreilles, il est peut-être temps de les déconstruire — et de faire entrer un souffle de liberté et d’extravagance de demi-mondaine dans nos vies.
Non ? À vous de voir !
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