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Analyse de tableau : Henri de Toulouse-Lautrec, Au Salon de la rue des Moulins

Découvrez avec notre article, l'analyse de tableau : Au salon de la rue des Moulins du peintre Henri de Toulouse-Lautrec
Catherine Hanh
Catherine Hanh

Auteure du livre : La Peinture, enfin j'y vois quelque chose !

Dans l’intimité des « filles » chères à Toulouse-Lautrec. Entrons dans le monde clos des maisons du même nom et du quotidien des prostituées à travers les codes picturaux.

Cet article a été rédigé selon le canevas Comment analyser un tableau ? Pour une analyse plus détaillée, référez-vous à l’ouvrage LA PEINTURE ENFIN J’Y VOIS QUELQUE CHOSE, tous deux disponibles sur ce site.

Décrypter l’iconographie

Au Salon de la rue des Moulins, quels indices nous donne ce titre ?

En se renseignant notamment sur le site du Musée d’Albi où est conservée cette œuvre, on apprendre que le numéro 6 de cette rue était occupé par une maison close nommée La Fleur blanche, près de l’Opéra de Paris. Avec cette information déjà la lecture diverge, comment ?
Cinq femmes assises dont l’une d’entre elle nous fixe. Ses vêtements sobres et son attitude collet-monté tranchent avec ceux des autres personnages. Il s’agit de la mère maquerelle qu’on appelait « Madame ». Son expression me laisse penser qu’elle nous tient en respect, nous imposant une certaine discipline, à l’instar de ses « filles ». Mais il me semble y voir aussi un peu de tendresse, voire une bienveillance. S’adresse-t-elle à notre peintre ? C’est à travers ce regard en tous cas que nous pénétrons dans la pièce…dans le tableau avant de glisser vers les autres occupantes. Ces dernières au contraire se présentent à nous dans des postures relâchées, nous ignorant. En suivant leurs yeux dans le vague nous allons buter sur une sixième protagoniste, coupée par le cadre. Cette femme a soulevé sa robe, dénudant sa cuisse et sa fesse, dévoilerait-elle ses charmes aux clients potentiels ? Une autre œuvre de Lautrec nous permet de penser qu’il s’agit plus probablement de l’inspection médicale, obligation imposée aux prostituées pour obtenir et conserver leur accréditation à exercer leur activité.

Toulouse-Lautrec – L’Inspection médicale – 1894

C’est certainement le style de vie de l’artiste qui explique le mieux les raisons du choix de son sujet et répond à nos questions. Henri de Toulouse-Lautrec est né dans une famille d’origine noble. Souffrant d’une maladie génétique qui affecta sa croissance, il avait le torse d’un adulte et les jambes d’un nain. On pense que c’est en raison de cette singularité qu’il s’autorisera à ne fréquenter « que » des prostituées. Avec elles, il ne se sent pas jugé et en retour ne les juge pas. Le monde des maisons devient le sien et c’est celui-là qu’il peint. Il s’en dégage quelque chose de naturel, sans voyeurisme, Lautrec peint le bordel comme une scène d’intérieur bourgeois : une pièce agencée avec goût – celui de l’époque d’inspiration orientale, un mobilier cossu, des occupantes qui s’adonnent à leurs occupations et un peintre qui participe à leur vie quotidienne.

Quel est le sujet du tableau ?

Nous sommes dans le quotidien de ces femmes recluses puisque ce sont ce que l’on appelle des maisons de tolérance, c’est-à-dire les seuls endroits admis dans lesquels elles peuvent exercer leur métier. En effet, sous Napoléon III, tant pour des raisons de santé que morales (le fameux ordre public), les prostituées étaient contraintes de vivre dans les maisons closes dirigée par une mère maquerelle. Dans ce cadre réglementé, leur activité devenait licite, même si pesait sur elles la réprobation de la morale dominante (ce qui n’empêchait pas ces messieurs de profiter de leurs services). Toulouse-Lautrec en peignant des scènes de bordel était bien conscient de transgresser la morale, de surcroît celle de son appartenance aristocratique. Il le dit à sa grand-mère d’ailleurs : je voudrais vous parler un peu de ce que je fais, mais c’est tellement spécial, tellement hors la loi. Papa me traiterait bien entendu d’outsider. On pense qu’il jouait de cette ambiguïté, s’en amusait peut-être.

Que dit-il de ce sujet ?

Lautrec a réalisé plus d’une cinquantaine d’œuvres, peintures et lithos sur le thème des maisons closes jusque vers 1895, période où s’amorce le déclin de ce type d’établissements.
Il rend compte d’un travail. Tant dans l’œuvre Au Salon de la rue des Moulins que dans L’Inspection médicale, Lautrec les représente avec beaucoup de naturel, de façon humaine et naturaliste. Sous son pinceau, ces femmes semblent se soumettre à cette obligation sans état d’âme. Représentées ni vulgaires, ni obscènes, ni encore moins vénales, le peintre ne les caricature pas. Il ne les peint d’ailleurs jamais pendant l’acte sexuel. Il rend justice à ces femmes, sans se positionner pour ou contre l’exercice de leur métier. Plusieurs caricatures ou même autoportraits montrent qu’il avait le même regard perçant et sans concession ni condamnation vis-à-vis de lui-même que sur ces filles qui le fascinaient.

De plus, Lautrec n’est pas non plus un sociologue, il ne décrit pas un milieu, il observe et choisit de représenter certains moments.

Comme je le faisais remarquer plus haut, on sent un peu de tendresse dans le regard de la matrone à l’égard du peintre, peut-être ce que Lautrec éprouvait pour ces femmes. On sait que non seulement il utilisait leur service mais qu’il a même séjourné à plusieurs reprises dans la maison close de la rue des Moulins. Les prostituées sont donc plus que des modèles, ce sont des femmes vivantes. Il en dit d’ailleurs : le modèle est toujours empaillé : elles, elles vivent. Je n’oserais pas leur donner les cent sous de la pose et pourtant Dieu sait si elles les valent.

Toulouse-Lautrec - Le sofa - v.1894-1896

D’autres exemples tels que Le Sofa ou L’Inspection médicale nous montrent ces gestes du quotidien dans lesquels ces femmes ne semblent ni victimes, ni tristesse mais sans enthousiasme ni érotisme. Lautrec les peint comme des professionnelles exerçant un métier à l’instar d’une lavandière ou d’une marchande.

Quelles indications nous donnent les dimensions de l’œuvre ?

Il s’agit d’une grande toile (1.15 par 1.35), celle réservée d’ordinaire à la peinture d’histoire. Nous pouvons en déduire que Lautrec a cherché à élever un thème ordinaire, voire vulgaire aux yeux de ses contemporains, au rang de sujet héroïque et non de le réduire à une scène de genre. Ce choix est significatif du respect que le peintre montrait à cet univers. Pourtant, tout comme Degas, le public n’a vu dans le rendu de l’intimité de ces femmes que vulgarité et misogynie.

Décrypter les codes picturaux

Entrons à présent dans le tableau pour analyser comment les éléments picturaux participent à rendre des impressions, des sensations et des sentiments.

L’espace : comment est-il occupé ? Quelle est l’occupation des différents plans ? Y a-t-il des zones vides et pleines ?

La jambe gainée de noir et le bras forment une diagonale qui sépare la composition en deux parties égales, en diagonale. La partie gauche est presque vide alors que celle de droite est dense, avec l’ensemble des personnages. La première laisse de la place au visiteur, c’est par celui-ci qu’il entre dans la scène et dans le tableau. Ainsi, cet espace rend-il également un sentiment de vide et, par répercussion, d’ennui. La seconde zone est vivante avec des postures et des regards orientés dans plusieurs directions, moyen de rendre un léger mouvement.

À quoi sert la perspective ?

L’effet de profondeur est obtenu tant par les lignes de fuite convergeant vers le miroir dans lequel se reflète une colonne que par celle courbe du canapé. Elles conduisent le regard vers l’arrière-plan et l’emprisonnent dans la composition, amplifiant au passage l’impression de confinement. L’espace est clos, l’atmosphère est lourde.

Le point de vue : où le peintre nous a-t-il placé en tant que spectateur de l’œuvre ?

Le point de vue place le regardeur à la hauteur des femmes assises, et en même temps à celle du peintre debout si on se souvient qu’il mesurait 1.50m. Cet angle de vue permet de saisir les traits de leurs visages et de constater qu’ils sont tous individualisés. Ces prostituées ne sont ni des numéros, ni des pions. Pourtant le manque de vie et d’expression de la plupart d’entre elles donne une étrange impression de vide. Ce cadrage très particulier et non académique nous vient indéniablement des estampes japonaises en vogue à l’époque et admirées par Toulouse-Lautrec.

Les formes : Quelles sont-elles ? Le tableau est-il dominé par un type de forme en particulier ou une variété de formes différentes ? Comment sont-elles traitées ?

La première forme qui attire est l’arrondi des sofas, synonyme de confort, de moelleux, sentiment amplifié tant par la couleur que par la matière imitant le velours. On retrouve ces ovales dans les corps dodus, les chignons et les postures. Cependant des lignes, sombres de surcroît, incisent cette rondeur. Les pilastres de la pièce, les cernes des formes, les hachures tracés ici et là rythment la composition.

Les couleurs : Quelles sont les couleurs principales ? Y a-t-il des correspondances (clair-foncé, chaud-froid, complémentaire-primaire) ? Est-ce que les couleurs s'opposent ou sont-elles plutôt en harmonie ?

La première couleur que nous remarquons est immanquablement le rouge grenat des sofas. Elle apporte tant de la puissance qu’une certaine lourdeur à la composition, en particulier par le fait qu’elle se présente en aplats dans une vaste zone vide. Les cheveux roux coiffés en chignon se confrontent à ce décor et l’illuminent également. C’est le contraste avec les chairs d’un blanc laiteux qui fait ressortir plus encore les tons chauds de la pièce. Pour terminer, l’association de la couleur rouge à sa complémentaire, le vert, celui-ci posé par touches accentue l’effet de tension.

Quelle est la technique, la matière ?

Le goût de l’inachevé, de l’incomplétude imprime un mouvement qu’une facture plus léchée supprimerait. On a l’impression que le pinceau a glissé avec aisance, qu’il a caressé les courbes, délimitant au passage les formes de ces corps fermes et épanouis. Les trait et les rehauts hâtifs de couleur suffisent à suggérer les volumes. Ce sont ces pratiques picturales qui donnent une certaine sensualité à ces corps.

La lumière : artificielle ou naturelle, d’où vient-elle ? Est-ce qu’un élément est éclairé ?

Telles les madones de la peinture religieuse, les corps des femmes sont « auto-éclairés » ou « rétroéclairés » pourrait-on dire. Il y a bien sûr quelques éléments mis en lumière mais sa source est incertaine. Les chairs irradient d’une lumière blafarde, amplifiant le sentiment d’immobilité et par association d’attente. Ces femmes sont là, dans leur vie quotidienne, en attente.

Avec l’aide du canevas d’analyse d’une œuvre, c’est à vous à présent d’analyser tant l’iconographie que les éléments picturaux des œuvres de votre choix.
Et pour compléter votre analyse et votre compréhension, la méthode est disponible dans sa version complète dans l’ouvrage LA PEINTURE, ENFIN J’Y VOIS QUELQUE CHOSE, sur le site Web Art-toi.com.

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